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Notre père était
tailleur à Blida. En même temps, il tenait un petit café
où des prestidigitateurs nomades venaient donner des séances,
comme il se fait en province et dans les quartiers excentriques de Paris.
Nous, nous tâchions de saisir les trucs des illusionnistes, et
nous les répétions entre nous pour nous amuser. Peu à
peu, la virtuosité vint; nos doigts se firent agiles, et à
onze ans nous donnions notre première séance, à
une distribution des prix.
Le sort
en était jeté: nous voulions être prestidigitateurs.
Mais notre père, s'il se fût fait scrupule de mettre obstacle
à notre vocation, exigea pourtant que nous eussions un métier
manuel, et il nous mit en apprentissage chez un menuisier. Nous étions
adroits et nous arrivions bien à manier proprement le maillet,
le ciseau et le rabot, si bien que , pensant n'avoir plus rien à
apprendre, nous résolûmes d'aller menuiser à Paris.
Nous souvenant
de nos talents de prestidigitateurs, car la menuiserie n'était
qu'un prétexte afin de pouvoir voyager, nous pensâmes qu'il
valait mieux déposer la varlope et demander à notre violon
d'Ingres la vie que nous désirions.
C'est alors
que nous allâmes trouver M. Mauguin, le sénateur, à
qui notre père nous avit recommandés, pour le prier de
nous aider dans nos débuts. Nous avions même fait faire
une affiche ainsi conçue :
LES
FRERES ISOLA
Les premiers prestidigitateurs du monde !
Quarante ans d'expérience.
Les seuls qui aient eu l'honneur
de se présenter devant
S. M. l'Empereur de Russie.
Evidemment, nous exagérions
un peu, mais nous étions de Blida, qui est bien plus au midi
que le Midi. Et puis, les quarnte ans d'expérience nous les avions
parfaitement à nous deux... à deux années près,
puisque nous avions vingt et dix-huit ans.
M. Mauguin nous aide de son influence. Si bien
que nous trouvons l'occasion de participer à un représentation
à bénéfice donnée par Mlle Sriwaneck, à
la salle Lancry.
On ne se présente pas à de pareilles solennités
avec des chapeaux melons. Ce n'est qu'au dernier moment que nous avisons
cet usage mondain. Aussitôt, nous nous mettons en campagne pour
nous procurer les premiers ; " haute-forme " qui aient jamais
orné nos têtes, et nous nous faisons friser.
Nous arrivons à la représentation avec un retard énorme.
Le public trépigne, fait un vacarme effrayant.
Bouleversé
d'émotion, le plus jeune de nous, Vincent, s'avance et exécute
quelques tours qu'avec ses doigts tremblants il rate misérablement.
On l'emboite. L'aîné, Emile, vient à la rescousse,
gaffe de plus belle, se fait huer par un public en délire. C'est
un tapage inouï. On éteint la lumière, et nous nous
enfuyons tous deux, ayant entassé à la hâte nos
accessoires dans la malle qui nous avit servi à le apporter.
Dans
la rue, nous nous apercevons que nous sommes nu-tête. Hélas!
que sont devenus nos beaux " haute-forme ", si chers?
Ce n'est
qu'en défaisant la malle le lendemain, après une nuit
sans sommeil, le coeur en deuil, que nous retrouvâmes nos étincelants
couvre-chefs, aplatis sous les gobelets, les billes de billard et le
bocal aux poissons rouges.
Et pendant un temps qui
nous parut une éternité la guigne continua. Les mésaventures
bouffonnes se succédaient sans interruption. Nous fûmes
sifflès partout.
Une autre fois, nous exécutions un tour
intitulé: la Flèche de Guillaume Tell. Emile
avait une pomme sur la tête, Vincent, d'un carreau d'arbalète,
devait la percer juste au centre, grâce à un fil invisible
qui la conduisait comme avec la main jusqu'au but.
L'infaillible arbalètrier vise ; il tire... et, insuffisamment
lancée, la flèche s'arrête en l'air, immobile, à
la stupeur générale. Encore des rires; encore des sifflets.
Ces affreux sifflets sont considérés comme des applaudissements.
A partir de ce moment, nous avons compris qu'il fallait nous perfectionner.
Nous le fîmes. Quelques années après, engagés
à Londres, au Music Hall, pour quelques représentations,
nous entendîmes, le soir de nos débuts, la plus stridente
bordée de sifflets qui jamais nous ait accueillis;nous nous apprétions
déja à refaire nos malles, quand le directeur vient à
nous et, à notre grande surprise, nous dit avec bienveillance
:
- Eh bien, mais ça va très bien.
- Vous trouvez ? fait l'un de nous, goûtant peu une ironie dépourvue
d'humanité.
- Qu'est-ce qu'il vous faut ? Entendez-les siffler !
C'est ainsi que nous
apprîmes qu'à Londres, quand le public siffle, c'est pour
applaudir, et nous nous trouvâmes engagés pour six mois.La
malchance était vaincue.
Peu à
peu notre situation s'amèliore. En 1892, nous louons la salle
des conférences, boulevard des Capucines, où nous faisons
chaque soir des recettes infimes. Nous donnons de l'importance à
notre spectacle, en le rendant scientifique et amusant.
La fortune nous souriant encore, nous achetons Parisiana en 1897, l'Olympia
en 1898, puis les Folies-Bergères en 1902. Enfin en 1903, nous
prîmes la Gaîté pour y fonder le théatre lyrique
populaire et nous avons cru y accomplir une oeuvre intèresante
et utile. Ce n'est pas sans chagrin que nous abandonnons la direction
de ce théatre, que nous laissons en pleine prospèrité.
Peut-être
le gouvernement a-t-il bien voulu partager cette opinion, puisqu'il
vient de nous placer à la tête de l'Opéra-Comique,
où avec notre si distingué codirecteur, M. Gheusi, nous
allons poursuivre le bon combat.
La vie ne
nous a pas toujours été facile, et nous ne sommes pas
arrivés par un chemin de fleurs. Mais, quand nous nous retournons
pour jeter un regard un peu mélancolique sur la route parcourue.
Il nous semble que ce n'est pas une trop vilaine performance pour les
fils du tailleur-cafetier de Blida, les deux pauvres petits menuisiers
sans abri, qui dormaient, en s'appuyant l'un sur l'autre, dans le square
des Arts-et-Métiers.
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Tiré
du journal le "Le Ménestrel": Musique
et Théâtres du samedi 27 décembre 1913
de source
Gallica
Du Journal. Dans « le Théâtre
et ses coulisses : MM. Émile
et Vincent Isola racontent leur vie avec une exquise
simplicité et un accent qui force l'estime et la sympathie :
Notre père était tailleur à Blida.
En même temps, il tenait un petit café, où des prestidigitateurs
nomades venaient donner des séances, comme il se fait en province
et dans les quartiers excentriques de Paris. Nous,
nous tâchions de saisir les trucs des illusionnistes, et nous
les répétions entre nous pour nous amuser. Peu à
peu, la virtuosité vint; nos doigts se firent agiles et, à
onze ans, nous donnions notre première séance, à
une distribution de prix.
Les deux frères arrivent à Paris.
Ce fut dur. Il nous arriva une fois de nous trouver sans travail et
de passer la nuit sur un banc du square des Arts-et-Métiers,
en face de ce théâtre de la Gaîté que nous
devions diriger bien des années plus tard.
De music-hall en music-hall, ils prirent la salle des conférences
du boulevard des Capucines, puis Parisiana,
l'Olympia, les Folies-Bergère,
la Gaîté-Lyrique : et les voici à
l'Opéra-Comique où, avec leur distingué
collaborateur, M. Gheusi, ils vont « poursuivre
le bon combat ».
La vie ne nous a pas toujours été facile, concluent-ils,
et nous ne sommes pas arrivés par un chemin de fleurs. Mais,
quand nous nous retournons pour jeter un regard un peu mélancolique
sur la route parcourue, il nous semble que ce n'est pas une trop vilaine
performance pour les fils d'un tailleur-cafetier
de Blida, les deux pauvres petits menuisiers sans abri,
qui dormaient, en s'appuyant l'un sur l'autre, dans le square des Arts-et-Métiers.
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