vendredi 3 décembre 1937

Pierre de REGNER


… et illusion, et non pas « mystère et boule de gomme », comme l’on a coutume de dire quand on ne comprends rien, c'est-à-dire la plupart du temps ; ou quand on ne veut pas se compromettre, ce qui se conçoit en tous temps et surtout de nos jours.
--- Mais le mystère des frères Isola est tôt dévoilé, à savoir que l’on ne comprend pas comment ils font le truc, mais que l’on s’aperçoit qu’ils l’ont fait, ce qui est l’art de la prestidigitation et de la politique moderne.
--- Mais l’art des frères Isola n’est pas moderne. Il n’est pas ancien non plus. Il est de tous les temps.
--- Une fois la cagoule enlevée… (oui excusez-moi, mais ce n’est pas de ma faute et ce n’est pas pour faire des sous-entendus que je vous parle de ce numéro d’illusionnistes) ; une fois la cagoule enlevée, dis-je, sous laquelle était dûment empaqueté et ficelé Emile Isola, on ne retrouve plus qu’un chaise … et pas plus d’Emile que d’épinards en branches, qui revient saluer le plus gentiment du monde en passant par une autre porte, à côté de son frère.

--- Mais je vais arrêter la description de ce numéro d’escamotage, sans quoi vous allez vous imaginer qu’il s’agit d’un article politique
--- Loin de moi cette idée, Ô combien loin… ! J’étais venu tout simplement m’installer comme chaque semaine dans mes quatre petites colonnes pour vous entretenir du Théâtre Isola que les frères Isola ont aménagé rue Louis-le-Grand dans le local de l’ancienne Potinière.
--- Théâtre d’illusions sans doute, comme vous venez de le voir, mais combien l’illusion est souvent plus agréable…, (sujet trop facile) que la réalité.
--- J’aurais pu aisément ne pas finir cette phrase et continuer à voltiger dans l’improbable et dans l’invention : mais je veux vous entretenir aujourd’hui de deux grands artistes qui après avoir été déjà grands à leurs débuts, le sont redevenus par la force des choses, pour le plus grand plaisir des spectateurs.

--- Leur art n’a pas vieilli, et ne pas vieillira pas. Mais ils sont aussi maîtres d’eux et de leur public qu’à l’époque de leurs débuts, que je n’ai pas connus, mais où ils présentaient leurs mêmes numéros…Nous savons quelques vedettes, que la gloire auréole encore, et qui voudraient bien, depuis longtemps, comme leur art, ne pas vieillir… Mais si elles ont encore un pouvoir d’ « illusions » sur les foules, elles ne possèdent pas le véritable sortilège de l’illusionniste, qui est celui d’illusionner les autres et non pas soi-même.
--- Après tente ans et plus de carrière directoriale, la dextérité, la souplesse, l’agilité et l’invention des frères Isola ne se sont pas rouillés dans de sérieux fauteuils ; les sièges enchanté, la corde magique, la multiplication des cartes les ont repris, plus jeunes que jamais, malgré leurs cheveux gris qui ne les changent pas ; ce que je dis, et la connaissance que j’en ai, me vient de ces dessins que Sem a publiés en 1919 dans Le Grand Monde à l’envers et où il les représentait en prestidigitateurs, manches d’habit retroussées, à côté d’Astruc en chasseur… Si Astruc a disparu, l’ « envers », pour les Isola, s’est malheureusement réalisé, et ils l’ont accepté et subi sans faiblir ; et c’est en reprenant à l’automne de leur vie, leur premier et ancien métier, qu’ils charment de nouveau les grands enfants modernes qui ne les avaient pas connus et ceux, plus rares qui viennent les revoir.
--- Le spectacle commence par un numéro du professeur Zedix, « Satan conduit le bar », un étonnant personnage à faciès éminemment satanique, et qui, avec une carafe d’eau, vous entendez bien : de l’eau, vous fabrique à volonté de la chartreuse, verte ou jaune, de la menthe verte, de la fine, du pernod d’avant guerre (ça je crois qu’il va un peu fort), mais enfin tout cela est fort bien imité et met les spectateurs privilégiés du premier rang, qui boivent à l’œil, dans un état d’esprit favorable pour le reste de la soirée. « Voulez-vous goûter ceci, madame ?... » Ce mot « goûter » est bien commode.
------ La seconde partie est entièrement occupée par Vincent et Emile Isola.
------ Vincent Isola, avec son monocle et sa voix grave et nette à la fois, présente chaque attraction avec un chic normal qui subsiste des temps révolus, mais qui est qualifié d’étourdissant par les jeunes femmes que ses tours ébahissent.
--- Il commence par escamoter son frère dans la cabine enchantée (le truc de la cagoule….passons) ; puis à l’aide de spectateurs bénévoles, il se livre à de curieux phénomènes de substitutions, puis à des transmissions de pensées et à des « suggestions musicales » remarquablement exécutées par une femme voilée qui imite avec un bonheur continu la plupart des grandes vedettes féminines actuelles, elle étant sur la scène, au piano, sur la simple demande d’un spectateur dans l’oreille de Vincent Isola qui, lui, se trouve dans la salle et lui transmet sa volonté d’un geste impérieux et sonore de la manchette.
--- Nous avons aussi la planche posée sur deux chaises avec une femme dessus et qui reste suspendue dans le vide… Oui… oui… Vous avez déjà tous vu ça… Mais vous ne l’avez pas vu exécuté par MM. Vincent er Emile Isola, et je trouve qu’il est beau qu’après une pareille carrière ils possèdent encore la volonté et l’adresse incomparable de nous éblouir avec des trucs toujours nouveaux et pourtant vieux comme le monde, quoique sans cesse, par eux, renouvelés.

dessins de Tigre