LE NOUVEAU THÉÂTRE
LYRIQUE DE LA GAITÉ

 
       

--- Depuis fort longtemps déjà de nombreux essais ont prouvé combien il était difficile de faire vivre un théâtre lyrique à Paris, mais cette fois, une tentative reposant sur des bases plus sérieuses vient d'être élaborée pour le plus grand plaisir des mélomanes, snobs ou convaincus, qui ne manqueront pas d'applaudir à ce nouvel effort.
--- Certes il ne faudrait pas, pour fêter l'apparition de ce nouveau Lyrique, jeter la pierre à ceux qui l'ont précédé. Si l'on fait un retour d'une dizaine d'années en arrière, on trouve quelques combinaisons qui, si elles n'ont pas été fructueuses pour la plupart au point de vue pécuniaire, n'en ont pas moins contribué, et pour une large part, à l'évolution musicale en France.
--- En 1894 nous avons le Théâtre Lyrique de la galerie Vivienne, de juillet à fin septembre 1897, c'est à la Porte-Saint-Martin la première tentative des frères Millaud, qui, après des reprises du Trouvère, de Lucie de Lamermoor, du Voyage en Chine, des Rendez-Vous, Bourgeois d'Ernani, etc., donnèrent deux nouveautés La Coupe et les Lèvres, de M. Gustave Canoby, et La Mégère apprivoisée, de M. Le Rey.

   
 
   
 
--- L'année suivante, c'est encore pendant la saison estivale que les mêmes et courageux impresarii tentent de nouveau la chance, aux Variétés cette fois, et, au répertoire qu'ils avaient déjà composé l'année précédente, ils ajoutent Sœur Marthe, de M. Le Rey ; La Martyre, de M.Spiro Samara; Folies d'amour, de Mme Durand de Fontmagne ; Amour Blanc, de Marius Lambert. En février 1899, MM: Millaud se rendent acquéreurs du bail de la Renaissance et essayent cette fois d'y fonder définitivement un théâtre lyrique; ce nouvel essai dure dix mois pendant lesquels ils reprennent L'Enfant prodigue, de Wormser ; Obéron ; Martha; Si j'étais Roi; Iphigénie en Tauride; pour la première fois à Paris, nous y entendons le Bohème, de Leoncavallo et enfin quelques nouveautés parmi lesquelles le Duc de Ferrare, de M. Georges Marty; Daphnis et Chloé, de M. Henri Maréchal; L'Hôte, de M. Missa, et Martin Martine, de M. Trépard.
--- En octobre et novembre 1899, MM. Lamoureux et Willy Schultz donnent au Nouveau-Théâtre une très intéressante série de représentations de Tristan et Yseult, de Richard Wagner. En 1900, MM. Millaud font une nouvelle mais très courte tentative au théâtre de la République, où l'on exécute Ruth, de César Franck, et L'Enfance du Christ, d'Hector Berlioz. En 1901, dans ce même théâtre, c'est la brève mais très malheureuse combinaison d'opéra populaire, dirigée par M.Duret et pendant laquelle est créée la Charlotte Corday, de M. Alexandre Georges, reprise l'année suivante au théâtre Sarah-Bernhardt pendant l'éphémère direction lyrique de M. Remès.
--- En 1902, nous avons eu, au théâtre du Château d'Eau, une des plus intéressantes entreprises de ce genre: les Festivals lyriques dirigés par MM. Willy Schultz et Alfred Cortot, et soutenus par la Société des Grandes Auditions Lyriques que préside Mme la comtesse Greffulhe. On y entendit Tristan et Yseut et Le Crépuscule des Dieux, de Richard Wagner, interprétés par une pléiade d'artistes hors de pair, à la tête desquels MM. Van Dyck, Burgstaller ; Mmes Litvine, Bréma et, les grands cappellmeisters, Hans Richter et Félix Motti partagèrent avec le jeune maître Alfred Cortot, la direction de l’orchestre.
       
     
 
--- Enfin, cette année même, au printemps, nous avons eu au théâtre Sarah-Bernhardt la Damnation de Faust, montée par M. Raoul Gunsbourg, avec la mise en scène nouvelle qu'il avait imaginée l'année dernière à Monte-Carlo, MM. Alvarez et Renaud et Mme Calvé pour principaux interprètes, et M. Colonne comme chef d'orchestre.
--- Ce rapide coup d'œil en arrière et le
         
--- succès artistique de quelques’unes des entreprises ci-dessus énumérées sont autant de preuves que l'amour de la musique n'est pas complètement mort chez nous et qu'un théâtre lyrique sérieusement administré pourrait donner des résultats intéressante tant au point de vue artistique qu'au point de vue financier. Telle est d'ailleurs la pensée de MM. Isola.
--- Les frères Isola, qui ont assumé cette nouvelle tâche sont nés à Blidah, et, malgré leur nom étranger, sont français. Ils fondèrent, il y a quelques années, un théâtre de prestidigitation dans la petite salle des Capucines où ils attirèrent tout Paris, ensuite, ils prirent la direction de Parisiana, puis celle de l'Olympia, relevèrent ces deux établissements qui étaient presque complètement tombés ; en 1901, ils ont acheté les Folies-Bergère ;enfin, ils viennent de prendre la direction de la Gaîté et il est probable que la veine inlassable qui les accompagne partout où ils passent va les suivre dans leur nouvel établissement.
--- Ils n'ont pas d'ailleurs compté sur leur seule veine pour réussir et ils ont recruté un personnel administratif et artistique de premier ordre, capable de les soutenir dans cette tâche si ardue.
---
Ils ont pris comme directeur artistique M. Saugey, directeur de l'Opéra de Nice, et lui ont donné comme collaborateur, M. Paul Stuart, régisseur général. Ils ont choisi comme directeur de la musique, M. A. Luigini, l'année dernière encore chef d'orchestre de l'Opéra-Comique. M. Luigini est secondé par M. N. Sylvio Lazzari, chef d'orchestre, Henri Carré, chef des chœurs et Coda, chef du chant.
   
     
     
--- Enfin la troupe se compose de Mmes Emma Calvé, Félia Litivine, Marie Thiéry, Lina Pacary, Marthe Hiriberry, Mary Boyer, Lise Duatyeff, Carré-Delorn, Louise Blot, Ruper, Marval, Lavarenne, Lenepveu, et MM. Renaud, Jérôme, Duc, Leprestre, Bouvet, Fournets, Dangès, Cazauran, Weber, Lafond, Ferval, Lavarenne, Seurin et Rudolph.
---Tous ces artistes, ayant fait partie des troupes de l'Opéra, de l'Opéra-Comique ou des tentatives lyriques de ces dernières années, ne sont pas inconnus du public. Il n'y a rien à dire d'eux si ce n'est d'une jeune débutante, Mlle Renée Ruper, que nous entendrons cet hiver à la Gaîté.
       
     
--- Mlle Ruper est née à Nantua, elle a fait ses premières études au Conservatoire de Nantes et y obtint successivement des prix de piano, musique d'ensemble et chant. M. Lenepveu la remarqua pendant une tournée d'inspection et l'engagea à venir à Paris où elle obtint un 2e prix de chant et un premier prix d'opéra-comique après avoir passé par les classes de MM. Dubulle (chant) et Isnardon (Opéra-comique). Elle a joué l'année dernière à Nice : Mireille; Les Noces de Jeannette ; Phryné; Carmen (Micaela), etc., etc., et elle fera ses débuts à Paris dans la Flamenca, de M. Lucien Lambert.
--- Pour cette première saison qui doit durer du 15 octobre à fin janvier 1904, MM. Isola ont décidé de donner trois reprises et une nouveauté: Hérodiade; La Juive; Messaline; et La Flamenca;
 

Les frères Isola
           
  mais deux de ces trois reprises sont des nouveautés pour les Parisiens, Hérodiade n'ayant été jouée qu'en italien à Pavie et Messaline n'ayant été représentée qu'à Nice.
--- Hérodiade, opéra en quatre actes et sept tableaux, de MM. Paul Milliet et Grémont, musique de Massenet, fut exécuté pour la première fois sur le théâtre de la Monnaie, à Bruxelles, le 19 décembre 1881 et repris à Paris sur le théâtre des Italiens (théâtre des Nations), le ler janvier 1884.
MM. Renaud, Jérôme, Fournets ; Mmes Emma Calvé et Pacary reprendront les rôles créés à Bruxelles par MM. Vergnet, Manoury, Gresse et Mmes Duvivier et B. Deschamps et au théâtre des Italiens par MM. Jean de Reszké, V. Maurel, Edouard de Reszké et Mmes Fidès-Devriès et Tremelli.
   
 
     
--- Cette reprise sera suivie de la première représentation de la Flamenca, drame lyrique en quatre actes, de MM. Henri Cain, Edouard et Eugène Adonis, musique de M. Lucien Lambert, avec la distribution suivante :
---- Mmes Marie Thiéry (La Flamenca), Carré-Deloirn (Piquita), Ruper (Rosalia), MM. Leprestre (Torrès), Bouvet (Jackson), Lavarenne (Truxillo), Ferval (Mazaquil), Seurin (Tampico)

           
--- Ensuite et pour les représentations de Mme Félia Litivine, ce sera la reprise de La Juive, de Fromental Halévy. MM Duc (Eléazar), ….. (Brogni ), Cazauran (Léopold), Weber (Ruggiero), Mmes Litivine (Rachel), Louise Blot (Eudoxie).
--- Enfin, pour terminer brillamment leur saison, MM. Isola donneront la première représentation à Paris de Messaline, opéra en quatre actes et cinq tableaux de MM. Armand Silvestre et Eugène Morand, musique de M. Isidore de Lara.
--- Les rôles de Messaline, Hélion et Harès, créés à Monte-Carlo par Mme Héglon et MM. Tamagno et Bouvet, seront probablement interprétés à Paris par Mme Emma Calvé et MM. Duc et Renaud, mais rien n'est encore décidé à ce sujet.
--- Voici donc la Gaîté revenue à un des nombreux genres qui ont prévalu square des Arts-et-Métiers. Peu de théâtres, en effet, ont subi autant de modifications. Fondée mi 1792, par Nicolet, boulevard du Temple, agrandie et reconstruite en 1808, sous la direction Bourguignon, la Gaîté flambe le 21 février 1835 et est de nouveau ouverte au public neuf après.
--- En 1862 elle est expropriée par le boulevard du Prince-Eugène, et immédiatement elle est transportée dans une salle nouvelle construite square des Arts-et-Métiers, sous les ordres de M. Hittorf.
--- Après les directions successives de Dumaine, Konning, Boulet et Offenbach, sous lesquels on joua le drame, la féerie, l'opérette et même des vaudevilles et levers de rideau, en 1876, M. Vizentini transforma la Gaîté en Théâtre National Lyrique et y fit représenter Dimitri, de M. Victorin Joncières; Paul et Virginie, de Victor Massé ; Le Timbre d'argent, de M. Camille Saint-Saëns ; Le Bravo, de M. Salvayre ; Graziella, de Choudens; Gilles de Bretagne, de Kowalski, etc., etc., puis, après cette tentative, la Gaîté revient aux genres précédents sous la direction de M. Weinschenck, en 1878. L'année suivante elle redevint Opéra Populaire, sous la direction Husson, qui, jusqu'en 1881, joua le vieux répertoire français et italien et Pétrarque, de H. Duprat.
--- Entre temps (février 1879), M. Capoul donnait, sous la direction de M. M. Grau, quelques représentations des Amants de Vérone, du marquis d'Ivry.
--- Le drame reparaît quelque temps sous la direction Larochelle ; enfin, depuis une vingtaine d'années, c'est-à-dire pendant la gestion d
e M. Debruyère, c'est presque toujours l'opérette et spécialement la... reprise, à grand spectacle qui a fait florès à la Gaîté.
--- Souhaitons à MM. Isola un séjour aussi long que celui de leur prédécesseur et espérons que sous leur règne le Théâtre Lyrique de la Gaîté contribuera à révéler quelque Gluck ou Wagner encore inconnu.

André CHARLOT.