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Le public ne cornait pas leurs prénoms.
On dit « les Frères Isola » comme
on dit les Frères Siamois. De même que la République
ils sont uns et indivisibles.
Fils
d'un menuisier (Leur
père Antoine était tailleur d'habits et non menuisier)
de Bidah, ils virent dans les planches un royaume à conquérir.
De leur commune origine résulte un vague air de famille; pourtant
l'un semble un ancien samouraï, à la moustache plus fournie
que terrible, qui aurait troqué sa cuirasse d'écailles laquées
contre un
lorgnon et un smoking, tandis que l'autre semblerait un ancien ânier
de la rue du Caire qui a vendu son âne pour se lancer dans la diplomatie.
Ils sont mis, tous deux, à l'avant-dernière mode de Londres
et leur victoria fut faite, jadis, chez le carrossier de l'Empereur. L'histoire
doit enregistrer, pour ne négliger aucun détail, que le
plus jeune répond au nom présidentiel d'Emile,
tandis que l'aîné porte modestement celui de Vincent.(les
prénoms ont été inversés, Emile est l'aîné)
Quel que soit le
temps qu'il fasse, que le baromètre des affaires marque beau fixe
des centièmes, qu'il stagne au variable des recettes médiocres
ou qu'il incline traîtreusement vers les basses pressions des fours
déprimants, les Isola ont toujours le sourire : sourire de levantins
aux yeux en amandes où se cache une pointe d'ironie qui inquiète,
sourire d'équilibristes habitués à considérer
la vie comme un looping the loup aux risques possibles, sourire du monsieur
capable de danser le cake-walk sur un volcan et de nous donner l'illusion
qu'il y est parfaitement en sûreté.
Va-t-on les voir dans
leur cabinet-usine, deux sourires vous accueillent, deux bras vous désignent
un fauteuil, deux tètes s'inclinent légèrement, semblant
dire toutes deux : « Allez, racontez-nous votre petite histoire,
nous pensons à bien d'autres projets. »
Tandis que vous exposez les combinaisons les plus invraisemblables, que
vous vantez vos ours dramatiques, les plus pelés, ou que vous hyperbolisez
sur quelque marcheuse qui vous est chère, deux visages indulgents,
aux yeux pétillants de malice, vous suivent sans se lasser, approuvant
d'avance tout ce que vous pourrez dire, ne vous contredisant jamais, prenant
une expression navrée si vous narrez quelque déboire, riant
de toutes leurs dents blanches a1 vous riez vous-même et ne dressant
l'oreille que si vous parlez du sous-secrétaire d'État aux
Beaux-arts comme d'un de vos meilleurs amis.
L’accueil est si cordial, si aimablement voulu que vous cherchez
instinctivement des yeux la boite dans laquelle ces anciens escamoteurs
vont vous faire disparaître, avec « rien dans les mains ni
dans les poches ». Car souvent ils la prononcent cette formule de
magie: rien dans les mains et rien dans les poches; et personne ne se
douta jamais du fond de vérité profonde quelle contenait
souvent. D'autres même se seraient découragés de l'insuccès
persistant qui entoura leur début : les Isola traitèrent
la fatalité comme un simple tarot et la mirent dans leur jeu.
Qu'ils escamotent maladroitement des mouchoirs pour amuser
les consommateurs des cafés de Blidah, qu'ils soient sifflés
à la salle Lancry pour la naïveté de leurs tours de
passe-passe, que leurs trucs de magie rose échouent lamentablement
à la Scala, les frères Isola, avec une ténacité
d'Orientaux, continuent quand même, le sourire aux lèvres.
Un groupe de jeunes gens en bombe siffle, plusieurs soirs de suite, leur
spectacle à Parisiana, ils font rédiger immédiatement
un avis. « Désormais les sifflets seront considérés.
à la mode anglaise, comme des applaudissements » L'avis n'est
pas placardé, mais on en parle sur le boulevard. Le lendemain le
public applaudit, par esprit de contradiction : la Veine montrait le bout
de l'oreille.
Les
isola l'escamotent: une, deux, passez la Guigne! et sous ce goblet...
la Veine. Oui, mesdames et messieurs, la Veine. Nous la prenons délicatement
entre le pouce et l'index... Une, deux.., avalée, comme ça
elle ne noirs quittera plus. Maintenant deux passes magnétiques...
Psitt! Psitt! Un coup de grosse caisse et des affiches... nous venons
d'hypnotiser le public.
Voici
un échantillon de notre force: vous voyez de ce côté
les Folies-Bergère qui vivotent maigrement, par ici un bookmaker
milliardaire qui distribue son argent aux femmes. Il s'agit de faire entrer
le bookmaker dans le théâtre. Passez muscade !... Une, deux,
trois... ! Voici les Folies-Bergère avec 14000 francs
de recette et de ce côté le bookmaker dont les capitaux rapportent
20 %.
Devant une telle dextérité, l'Opéra s'inquiète
sur sa base, M.Gailhard est embêté, M.
Carré téléphone à outrance,
M.Broussan conspire avec M. Messager
soucieux. Les Isola vont-ils décrocher la timbale? On pourrait
le croire. Non! Cependant. Mais d'une cabriole ils ont rebondi sur le
Théâtre Lyrique populaire.
Ils vont y faire des choses étonnantes.
Le royaume Isola se reconstituera
alors en entier, avec ses multiples provinces de musique, de musiquette
et de musicaille, — pardon — de Music hall, pour tous les
goûts. Parfois des erreurs de transmission téléphonique
enjoindront à une troupe de phoques de chanter le soir dans Faust,
à la Calté, tandis que Mme Calvé sera
avisée que vingt kilos de poissons frais seront mis à sa
disposition chaque jour pour ses repas; mais en fin de compte c'est l'administration
des P.T.T. qui trinquera, à son ordinaire. Les frères
Isola, toujours uns et indivisibles souriront «
Rien dans les mains,... mais cette fois ce ne sera pas « rien dans
les poches ! »
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