Le public ne connaît pas leurs
prénoms. On dit « les Frères Isola » comme
on dit les Frères Siamois. De même que la République
ils sont uns et indivisibles.
Fils d'un menuisier (1) de Blidah, ils virent
dans les planches un royaume à conquérir. De leur commune
origine résulte un vague air de famille; pourtant l'un semble
un ancien samouraï, à la moustache plus fournie que terrible,
qui aurait troqué sa cuirasse
d'écailles laquées contre un lorgnon et un smoking, tandis
que l'autre semblerait un ancien ânier de la rue du Caire qui
a vendu son âne pour se lancer dans la diplomatie. Ils sont mis,
tous deux, à l'avant-dernière mode de Londres et leur
victoria fut faite, jadis, chez le carrossier de l'Empereur. L'histoire
doit enregistrer, pour ne négliger aucun détail, que le
plus jeune répond au nom présidentiel d'Émile,
tandis que l'aîné porte modestement celui de Vincent.(2)
Quel que soit le temps
qu'il fasse, que le baromètre des affaires marque beau fixe des
centièmes, qu'il stagne au variable des recettes médiocres
ou qu'il incline traîtreusement vers les basses pressions des
fours déprimants, les Isola ont toujours le sourire : sourire
de levantins aux yeux en amandes où se cache une pointe d'ironie
qui inquiète, sourire d'équilibristes habitués
à considérer la vie comme un looping the loop aux risques
possibles, sourire du monsieur capable de danser le cake-walk sur un
volcan et de nous donner l'illusion qu'il y est parfaitement en sûreté.
Va-t-on les voir dans
leur cabinet-usine, deux sourires vous accueillent, deux bras vous désignent
un fauteuil, deux têtes s'inclinent légèrement,
semblant dire toutes deux : « Allez, racontez-nous votre petite
histoire, nous pensons à bien d'autres projets. »
Tandis que vous exposez les combinaisons les plus
invraisemblables, que vous vantez vos ours dramatiques plus pelés,
ou que vous hyperbolisez sur quelque marcheuse qui vous est chère,
deux visages indulgents, aux yeux pétillants de malice, vous
suivent sans se lasser, approuvant d'avance tout ce que vous pourrez
dire, ne vous contredisant jamais, prenant une expression navrée
si vous narrez quelque déboire, riant de toutes leurs dents blanches
si vous riez vous-même et ne dressant l'oreille que si vous parlez
du sous-secrétaire d'État aux Beaux-Arts comme d'un de
vos meilleurs amis.
L'accueil est si cordial, si aimablement voulu que vous cherchez instinctivement
des yeux la boîte dans laquelle ces anciens escamoteurs vont vous
faire disparaître, avec « rien dans les mains et rien dans
les poches; et personne ne se douta jamais du fond de vérité
profonde quelle contenait souvent. D'autres même se seraient découragés
de, l'insuccès persistant qui entoura leur début : les
Isola traitèrent la fatalité comme un simple tarot et
la mirent dans leur jeu.
Qu'ils escamotent maladroitement
des mouchoirs pour amuser les consommateurs des cafés de Blidah,
qu'ils soient sifflés à la salle Lancry pour la naïveté
de leurs tours de passe-passe, que leurs trucs de magie rose échouent
lamentablement à la Scala, les frères Isola,
avec
une ténacité d'Orientaux, continuent quand même,
le sourire aux lèvres. Un groupe de jeunes gens en bombe siffle,
plusieurs soirs de suite, leur spectacle à Parisiana,
ils font rédiger immédiatement un avis. « Désormais
les sifflets seront considérés, à la mode anglaise,
comme des applaudissements. » L'avis n'est pas placardé,
mais on en parle sur le boulevard. Le lendemain le public applaudit,
par esprit de contradiction : la Veine montrait le bout de l'oreille.
Les Isola l'escamotent:
une, deux, passez la Guigne ! et sous ce goblet... la Veine. Oui, mesdames
et messieurs, la Veine. Nous la prenons délicatement entre le
pouce et l'index... Une, deux.., avalée, comme ça elle
ne nous quittera plus. Maintenant deux passes magnétiques...
Psitt! Putt! Un coup de grosse caisse et des affiches.., nous venons
d'hypnotiser le public.
Voici un échantillon de notre force: vous voyez de ce côté
les Folies-Bergère qui vivotent maigrement, par ici
un bookmaker milliardaire qui distribue son argent aux femmes. Il s'agit
de faire entrer le bookmaker dans le théâtre. Passez muscade
!... Une, deux, trois... ! Voici les Folies-Bergère
avec 14000 francs de recette et de ce côté le bookmaker
dont les capitaux rapportent 20 %.
Devant
une telle dextérité, l'Opéra s'inquiète
sur sa base, M. Gailhard est embêté, M.
Carré téléphone à outrance, M.
Broussan conspire avec M. Messager soucieux.
Les Isola vont-ils décrocher la timbale? On pourrait le croire.
Non! Cependant. Mais d'une cabriole ils ont rebondi sur le Théâtre
Lyrique populaire.
Ils vont y faire des choses étonnantes.
Le
royaume Isola se reconstituera alors en entier, avec ses multiples provinces
de musique, de musiquette et de musicaille, — pardon — de
Music hall, pour tous les goûts. Parfois des erreurs de transmission
téléphonique enjoindront à une troupe de phoques
de chanter le soir dans Faust, à la Gaîté, tandis
que Mme Calvé sera avisée que vingt kilos
de poissons frais seront mis à sa disposition chaque jour pour
ses repas; mais en fin de compte c'est l'administration des P.T.T. qui
trinquera, à son ordinaire. Les frères Isola toujours
uns et indivisibles souriront " Rien dans les mains"…
mais cette fois ce ne sera pas « rien dans les poches !