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PIERRE
QUI ROULE PEUT AMASSER MOUSSE
Ils y consentirent et le journal local, le « Tell
», annonça une représentation pour le samedi suivant
(en 1895). Elle eut lieu dans la
salle des Beaux-Arts, concurrente de celle des « Amateurs blidéens
». Cette salle était de proportions raisonnables; mais elle
aurait eu celles du théâtre d'Alger, qu'elle n'aurait pu
recevoir tous les curieux avides de revoir ceux qu'ils avaient vus tout
gamins, les deux petits fugitifs,
transformés aujourd'hui, en grands prêtres du Merveilleux.
Ils
n'eurent qu'à paraître pour conquérir la salle, ils
l'avaient déjà charmée par leurs manières
distinguées et leur parole élégante, comme ils allaient
la tenir dans un étonnement ravi, pendant les deux heures que dura
la représentation.
Aussi, quel délire
d'enthousiasme!. Les vieillards n'étaient pas les moins ardents
à applaudir; les jeunes gens qui, presque tous, avaient été
les amis d'enfance des deux incomparables prestidigitateurs, trépignaient
et criaient, comme aux arènes de Madrid, les aficionados, lorsque
la prima spada a réussi un beau coup. Quant aux jeunes filles,
elles leur envoyaient des baisers et il n'y en avait pas une qui n'y eût
joint son cœur, si les enchanteurs l'avaient désiré.
Et le papa ?.
Ma foi, il était
au premier rang, inondé de béatitude, pleurant des larmes
d'ivresse et d'orgueil.
Pour une belle soirée,
ce fut une belle soirée; j'y étais et je ne fus pas le moins
ardent à applaudir. Du reste, la semaine suivante, une autre représentation
était organisée avec le même succès, dans la
salle concurrente, les « Amateurs blidéens », afin
de ne pas créer de jalousie. Des représentations triomphales
suivirent dans les théâtres municipaux d'Alger et d'Oran.
J'envoyai au «
Moniteur» et à la « Vigie », le compte rendu
de cette première soirée mémorable et non pas une
relation succincte, mais une vraie chronique, dans laquelle j'avais mis
un peu de la fièvre de joie et d'enthousiasme dont avait été
secouée la salle. Je racontais, bien entendu, dans ce bulletin
de victoire, l'origine blidéenne des deux héros, en soulignant
le contraste dont s'était ébahi la population: des deux
petits partant en bourgeron de travail de la maison paternelle et des
deux triomphateurs, salués d'acclamations sans fin.
L'auréole
dont on les voyait nimbés, ce n'était pas la petite ville
qui la leur avait donnée; ils l'avaient conquise à Paris
même, c'est-à-dire dans la cité qui fait les renommées
mondiales et, leur nom seul que je vais vous dire, attestait qu'ils comptaient
en effet parmi les célébrités les plus incontestables.
Les deux triomphateurs à
la soirée blidéenne, n'étaient ni plus ni moins que
les « frères Isola », installés
depuis peu de temps en plein boulevard, dans
la salle des Capucines,
dont ils avaient créé la vogue et où ils faisaient
accourir, tous les soirs, le public le plus élégant.
Comment avaient-ils acquis la science mystérieuse
et déconcertante qui a popularisé le nom de Bosco et qu'ils
pratiquaient avec autant de virtuosité que le fameux prestidigitateur
italien.
Animés de l'esprit
d'aventure, ils n'étaient pas restés à Marseille
après y avoir débarqué en arrivant d'Alger. A pied
et la bourse de plus en plus légère, ils étaient
allés tout droit à Paris. Un soir, à bout de ressources,
ils échouèrent sur un banc du square des Arts et Métiers.
Sur le fronton d'un grand édifice, en face d'eux, les jeunes gens
pouvaient lire: Théâtre
de la Gaîté,
titre qui, dans leur tristesse, leur semblait être d'une cruelle
ironie. Les deux frères ne pouvaient évidemment pas se douter
que, trente ans plus tard, ils deviendraient directeurs de ce même
théâtre.
Sans sou ni maille, ils avaient fait un jour la rencontre d'un prestidigitateur
qui, sans avoir la renommée de Bosco, était
cependant réputé; ils étaient entrés en relations
avec lui, étaient devenus aussi habiles que lui et, ayant plus
que lui de l'imagination, ils purent ajouter à ce qu'ils avaient
appris, leurs créations personnelles.
Ils étaient devenus
des maîtres, lorsqu'ils s'installèrent dans la bonbonnière
du boulevard des Capucines, en 1892. Ce fut le succès instantané,
quasi foudroyant; tous les jours de somptueux équipages leur amenaient
la plus haute société parisienne et les gazettes chantaient
leurs louanges.
En 1897, les frères Isola prenaient la direction de « Parisiana
» ; en 1898, de l' « Olympia
»; puis des « Folies-Bergère
». Ils firent défiler, dans ces trois établissements,
les attractions les plus sensationnelles, depuis les phoques jongleurs,
jusqu'à Little Tich, en passant par Consul, Loie Fuller, Fregoli
et The Looping the Loop, etc. Les premières revues à grand
spectacle furent montées aux Folies-Bergère par ces directeurs
avisés, qui allaient rénover, après la Gaîté,
le Théâtre Lyrique en 1903.
Vous savez qu'ils ont continué cette marche à l'étoile.
Aujourd'hui millionnaires, la boutonnière piquetée du bouton
écarlate, entourés du prestige que leur a valu leur heureuse
direction à l'Opéra-Comique,
ils ont réalisé la plus belle carrière qu'on puisse
rêver. Les frères Isola sont à la tête de deux
des plus grands et des plus florissants théâtres de Paris
: Sarah-Bernhardt
et Mogador.
Je prie instamment
les écoliers qui liront cette véridique histoire, de ne
pas trop s'exciter. S'ils ont envie de s'en inspirer pour fuir, eux aussi,
la maison paternelle et courir le vaste monde, qu'ils réfléchissent
bien avant de partir. Pour un Isola qui atteint l'éblouissant palais
de ses rêves et, sur le faite, plante son fanion victorieux, combien
d'autres traînent leurs forces et leurs espoirs, avec les souliers
crevés et la faim au ventre, sur les routes les plus hasardeuses.
Comment finissent-ils
? Bien tristement parfois. On en a retrouvé sur les plaques de
verre de la Morgue, où l'on déposa leur corps gonflé
et verdi.
Un jour qu'on parlait
des Isola devant Sarah-Bernhardt, en soulignant le contraste de leur obscure
origine et de leur étonnante fortune à Paris, la grande
tragédienne s'écria : « Si j'étais le Ministre
de l'Instruction publique, je ferais raconter leur merveilleuse odyssée
dans toutes les écoles, pour montrer aux écoliers, ce qu'on
peut avec de l'intelligence et de la volonté ».
Ernest MALLEBAY
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