Source Gallica                                                                    L' ECHO D'ALGER du jeudi 30 mai 1929
   
 
   

PIERRE QUI ROULE PEUT AMASSER MOUSSE


         Ils y consentirent et le journal local, le « Tell », annonça une représentation pour le samedi suivant (en 1895). Elle eut lieu dans la salle des Beaux-Arts, concurrente de celle des « Amateurs blidéens ». Cette salle était de proportions raisonnables; mais elle aurait eu celles du théâtre d'Alger, qu'elle n'aurait pu recevoir tous les curieux avides de revoir ceux qu'ils avaient vus tout gamins, les deux petits fugitifs, transformés aujourd'hui, en grands prêtres du Merveilleux.
          Ils n'eurent qu'à paraître pour conquérir la salle, ils l'avaient déjà charmée par leurs manières distinguées et leur parole élégante, comme ils allaient la tenir dans un étonnement ravi, pendant les deux heures que dura la représentation.
         Aussi, quel délire d'enthousiasme!. Les vieillards n'étaient pas les moins ardents à applaudir; les jeunes gens qui, presque tous, avaient été les amis d'enfance des deux incomparables prestidigitateurs, trépignaient et criaient, comme aux arènes de Madrid, les aficionados, lorsque la prima spada a réussi un beau coup. Quant aux jeunes filles, elles leur envoyaient des baisers et il n'y en avait pas une qui n'y eût joint son cœur, si les enchanteurs l'avaient désiré.
Et le papa ?.
         Ma foi, il était au premier rang, inondé de béatitude, pleurant des larmes d'ivresse et d'orgueil.
         Pour une belle soirée, ce fut une belle soirée; j'y étais et je ne fus pas le moins ardent à applaudir. Du reste, la semaine suivante, une autre représentation était organisée avec le même succès, dans la salle concurrente, les « Amateurs blidéens », afin de ne pas créer de jalousie. Des représentations triomphales suivirent dans les théâtres municipaux d'Alger et d'Oran.
         J'envoyai au « Moniteur» et à la « Vigie », le compte rendu de cette première soirée mémorable et non pas une relation succincte, mais une vraie chronique, dans laquelle j'avais mis un peu de la fièvre de joie et d'enthousiasme dont avait été secouée la salle. Je racontais, bien entendu, dans ce bulletin de victoire, l'origine blidéenne des deux héros, en soulignant le contraste dont s'était ébahi la population: des deux petits partant en bourgeron de travail de la maison paternelle et des deux triomphateurs, salués d'acclamations sans fin.
          L'auréole dont on les voyait nimbés, ce n'était pas la petite ville qui la leur avait donnée; ils l'avaient conquise à Paris même, c'est-à-dire dans la cité qui fait les renommées mondiales et, leur nom seul que je vais vous dire, attestait qu'ils comptaient en effet parmi les célébrités les plus incontestables.
         Les deux triomphateurs à la soirée blidéenne, n'étaient ni plus ni moins que les « frères Isola », installés depuis peu de temps en plein boulevard, dans la salle des Capucines, dont ils avaient créé la vogue et où ils faisaient accourir, tous les soirs, le public le plus élégant.
    Comment avaient-ils acquis la science mystérieuse et déconcertante qui a popularisé le nom de Bosco et qu'ils pratiquaient avec autant de virtuosité que le fameux prestidigitateur italien.
         Animés de l'esprit d'aventure, ils n'étaient pas restés à Marseille après y avoir débarqué en arrivant d'Alger. A pied et la bourse de plus en plus légère, ils étaient allés tout droit à Paris. Un soir, à bout de ressources, ils échouèrent sur un banc du square des Arts et Métiers. Sur le fronton d'un grand édifice, en face d'eux, les jeunes gens pouvaient lire: Théâtre de la Gaîté, titre qui, dans leur tristesse, leur semblait être d'une cruelle ironie. Les deux frères ne pouvaient évidemment pas se douter que, trente ans plus tard, ils deviendraient directeurs de ce même théâtre.
Sans sou ni maille, ils avaient fait un jour la rencontre d'un prestidigitateur qui, sans avoir la renommée de Bosco, était cependant réputé; ils étaient entrés en relations avec lui, étaient devenus aussi habiles que lui et, ayant plus que lui de l'imagination, ils purent ajouter à ce qu'ils avaient appris, leurs créations personnelles.
         Ils étaient devenus des maîtres, lorsqu'ils s'installèrent dans la bonbonnière du boulevard des Capucines, en 1892. Ce fut le succès instantané, quasi foudroyant; tous les jours de somptueux équipages leur amenaient la plus haute société parisienne et les gazettes chantaient leurs louanges.
         En 1897, les frères Isola prenaient la direction de « Parisiana » ; en 1898, de l' « Olympia »; puis des « Folies-Bergère ». Ils firent défiler, dans ces trois établissements, les attractions les plus sensationnelles, depuis les phoques jongleurs, jusqu'à Little Tich, en passant par Consul, Loie Fuller, Fregoli et The Looping the Loop, etc. Les premières revues à grand spectacle furent montées aux Folies-Bergère par ces directeurs avisés, qui allaient rénover, après la Gaîté, le Théâtre Lyrique en 1903.
Vous savez qu'ils ont continué cette marche à l'étoile. Aujourd'hui millionnaires, la boutonnière piquetée du bouton écarlate, entourés du prestige que leur a valu leur heureuse direction à l'Opéra-Comique, ils ont réalisé la plus belle carrière qu'on puisse rêver. Les frères Isola sont à la tête de deux des plus grands et des plus florissants théâtres de Paris : Sarah-Bernhardt et Mogador.
           Je prie instamment les écoliers qui liront cette véridique histoire, de ne pas trop s'exciter. S'ils ont envie de s'en inspirer pour fuir, eux aussi, la maison paternelle et courir le vaste monde, qu'ils réfléchissent bien avant de partir. Pour un Isola qui atteint l'éblouissant palais de ses rêves et, sur le faite, plante son fanion victorieux, combien d'autres traînent leurs forces et leurs espoirs, avec les souliers crevés et la faim au ventre, sur les routes les plus hasardeuses.
         Comment finissent-ils ? Bien tristement parfois. On en a retrouvé sur les plaques de verre de la Morgue, où l'on déposa leur corps gonflé et verdi.
         Un jour qu'on parlait des Isola devant Sarah-Bernhardt, en soulignant le contraste de leur obscure origine et de leur étonnante fortune à Paris, la grande tragédienne s'écria : « Si j'étais le Ministre de l'Instruction publique, je ferais raconter leur merveilleuse odyssée dans toutes les écoles, pour montrer aux écoliers, ce qu'on peut avec de l'intelligence et de la volonté ».
                                                                              Ernest MALLEBAY

 
       Du même auteur mais pour "les annales africaines" en 1913.