Source Gallica
   
   

mercredi
     30 mai
          1945

 
 
 

      Les frères Isola ne sont plus ! Une congestion pulmonaire vient d’emporter l’aîné Emile, à l’âge de 84 ans. Nous ne reverrons donc plus le fameux tandem si parisien des deux doyens des directeurs de théâtre. Il y a en effet soixante-trois ans que les deux fils du cafetier-tailleur de Blida eurent l’audace d’inaugurer leur première direction. Emile avait vingt-ans et Vincent dix-huit !

       Dans leur ville natale, ils avaient rencontré, avant de s’embarquer pour la France, le fameux prestidigitateur Bosco, dont les tours les avaient enthousiasmés. L’illusionniste leur ayant dévoilé quelques uns de ses trucs , ils avaient décidé de marcher sur ses traces et ils avaient quitté le café paternel. Comme il fallait vivre, ils étaient arrivés à Marseille, le premier menuisier et le second mécanicien ! Tout de suite ils étaient « montés » vers Paris comme on disait alors, et dans la capitale ils avaient été embauchés par l’entrepreneur chargé des travaux du Crédit Lyonnais. C’était en 1880. Mais ils n’avaient pas encore renoncé à l’escamotage, économisant sou par sou pour acheter des accessoires. Le jeudi, ils passaient dans les écoles, et faisaient la tournée des cafés. Un beau jour, c’était en 1882, les frères Isola louaient donc la petite salle de la rue Lancry. Tous deux apparaissaient en habit et le chef couvert d’un superbe haut de forme. Dés le premier soir, Vincent rata deux de ses tours et Emile un. Aussi furent-ils copieusement sifflés et leur gibus aplatis.
           Cependant, ils ne voulurent pas renoncer et se mirent à tourner en province, ayant la précaution d'apposer à l’entrée de la salle où ils se produisaient, cet avis :
« M.M Isola font savoir que les sifflets sont considérés comme des applaudissements ».              
           Bien des fois il leur arriva encore de fâcheux incidents. Ainsi à l’Alcazar d’Amiens, où Guillaume Tell personnifiait Vincent, armé d’une arbalète lançait une flèche qui, soutenue et guidée par un fil d’acier invisible devait couper en deux une pomme posée sur la tête du fils du héros, en l'occurrence Emile isola. Or, la flèche glissant mal sur son fil s’arrêta au milieu de sa trajectoire et resta suspendue entre les deux prestidigitateurs ! Le succès devait finalement récompenser la persévérance des deux frères. En 1886, ils étaient engagés aux Folies-Bergères et, en 1892, ils prenaient la direction de la salle des Capucines où, durant cinq années, ils allaient être à la fois les directeurs et les deux seuls acteurs, y présentant, d'étonnantes attractions, comme « Le Chapeau qui parle »; « Le Piano magnétique », « Le mystérieux Caucasien » , « Les Cerveaux siamois » ;et, surtout, «l’ Isolisme », escamotage d'une dame blonde! Durant une trentaine d'années, la chance devait sourire aux Isola qui, en 1897, achetaient Parisiana-Concert où ils donnèrent des opérettes et des revues, avant de réaliser le trust du café-concert.
        En 1898, les, frères Isola, outre Parisiana, devenaient directeurs de l'Olympia où, en 1900, ils firent des recettes colossales avec Frégoli. Puis, en 1902, Ils prenaient les Folies-Bergère en attendant de fonder en 1903, la Gaîté-Lyrique, et de créer à Monte-Carlo le Casino Beausoleil. Au départ d'Albert Carré, ils obtenaient la direction de l'Opéra-Comique. Mais là, ils n'étaient plus libres de déployer le même faste qu'aux, Folies-Bergère. Aussi: abandonnèrent-t-ils la salle Favart, pour leur huitième direction au Théâtre Mogador, où ce furent les succès de « No No Nanette », de « Rose-Marie » et de « L'Auberge du Cheval Blanc ». Hélas ! le four de « Surcouf » et l’exploitation déficitaire du Théâtre Sarah-Bernhardt furent pour eux un coup fatal. Il y a deux ans, après avoir recommencé leurs tours, ils devenaient directeurs du théâtre Pigalle. C’était leur onzième fauteuil. Maintenant, Emile est mort ! Sans doute verra-t-on encore Vincent remonter les Champs-Elysées, le monocle toujours vissé à l’œil et bombant orgueilleusement le torse ! Mais les frères Isola, les deux « siamois » du théâtre, dont Sem nous a laissé une spirituelle silhouette en Y, ne sont plus.