En Causant avec deux grands hommes de théâtre:
MM. VINCENT & EMILE ISOLA ( Le Matin le 10/11/1932)

 
----- Vous avez vu l'Auberge du cheval blanc, avec sa cascade de sonneries et de couleurs. Devant pareil spectacle, vous vous êtes demandés si les ordonnateurs étaient aussi loin des hommes que le sont les dieux sur le mont Olympe. Cela est certain. En pourrait-il en être autrement ? N' est-ce pas mythologique cette audace de MM. Vincent et Emile Isola - des frères Isola - dans leur assaut au temps et cette certitude dans le triomphe final ? Les frères Isola - deux hommes, une seule tête. Ce que l'un pense, l'autre le devine; quand l'un le désire, l'autre le veut; ce que fait l'un, l'autre l'approuve; si Vincent aime, Emile adore. Même sourire sur deux figures; même pensée, même regard.
---- Vincent est plus grand. Son visage, doux et rêveur, exprime malgré la sévérité du
monocle, le bonheur et la joie du bien. Emile a les cheveux plus argentés; avec des yeux cerclés d' écaille, il apparaît d' une volonté, d' une logique implacable et aussi d' une bonhomie, d' une bonté sans égale.
 

Leurs projets

Dans leur cabinet de travail à Sarah-Bernhardt, les deux frères nous parlent de leurs projets.
- Projets fragiles, bien sûr, dit Vincent. Ici, nous espérons, après la Dame aux camélias, pouvoir donner plusieurs représentations de Mon Bébé, avec M. Max Dearly.
- Pour les fêtes, ajoute Emile.
- Ensuite, en avril, nous jouerons une oeuvre de M. Sacha Guitry, avec l' auteur en personne, d' accord avec M. Robert Trébor, puis, probablement, une opérette

   
d'Offenbach, qui n'a pas été depuis très longtemps: la Périchole, avec Mlle Conchita Supervia. Après.....
- Ce sera tout pour la saison, interrompt Emile.
- Peut-être une saison d'opéra. Maintenant je ne vous cacherai pas que M. Marcel Pagnol nous a promis sa prochaine pièce...
- Il y a deux ans de cela, précise Emile. J'ajoute pour ma part, que nous aurions bien aimé donner Valses de Vienne, de Johan Strauss, opérette absolument remarquable, n'eût été la nécessité de transformer entièrement le plateau.. A Mogador , après l'Auberge du cheval blanc, nous monterons Mandrin, de Rivoire et Coolus, musique de Szulc.
MM. Vincent et Emile sont, si je ne m'abuse, les doyens des directeurs de théatre. Aussi leur passé, autant que leur présent, est une garantie de l'avenir. C'est le cas de dire quo non ascendant...
Avec ces diables d'hommes, on ne sait jamais. Ils ont tant vu, qu'ils nous feront voir, on se demande quelles merveilles!
- Songez que nous avons été directeurs des Capucines, de Parisiana, des Folies Bergères de l'Olympia, de la Gaîté, presque en même temps.
- L'époque ou nous découvromes Fregoli, remarque Emile.
- L'année de notre aventure de Blackpool, riposte Vincent.
   


Une anecdote

Et ce charmant causeur nous conte en passant cette aventure, dont les suites drôles furent cause que l'Olympia n'eut pas la primeur d'un curieux montreur de phoques et la Gaîté l'honneur d'entendre Tamagno.
- Nous allions, comme chaque année à Blackpool, où se tient une foire, avec les exhibitionnistes les plus originaux. Cette fois là, il y avait un montreur de phoques étonnant. Pour notre Olympia, c'était une originalité. Bien que nous parlions pas l'anglais et qu'un interprète d'occasion ignorât le français, nous nous mîmes d'accord avec l'homme aux phoques, afin qu'il vint à Paris. Au moment de signer le contrat, il se refuse et fait un éclat. Il demandait pour ses phoques une ration quotidienne de poisons. On la lui promit.
Le surlendemain de notre retour à paris, nous reçûmesune lettre deTamagno, avec lequel nous correspondions depuis fort longtemps et qui acceptait de chanter Othello à la Gaîté. Mais Othello appartenait au répertoire de l'Opéra.... Nous télégraphiâmes aussitôt à Tamagno: "Entendu pour Gaîté, mais chanterez le Trouvère." En même temps nous prévinmes notre montreur de phoques que tout était en règle, par la dépêche suivante : "D'accord; vous aurez dix kilos de poissons tous les jours."

Malheureusement, la dépêche qui concernait l'homme aux phoques fut envoyée à Tamagno et celle concernant le ténor italien fut adressée au dresseur de Blackpool. Ce fut un beau "mess". Le créateur d'Othello, nous écrivit :" qu'il ne comprenait pas notre grossière plaisanterie à son égard et qu'il nous méprisait", tandis que l'Anglais nous télégraphia humoristiquement : " Rien à faire, mes phoques savent nager, mais ne savent pas encore chanter."
L'incident des phoques ne fut jamais réglé et ce ne fut que trois ans plus tard, à Monte Carlo, lors de la création de Messaline d'Isidore de Lara, qu'en retrouvant Tamagno, nous calmâmes les fureurs de son orgueil blessé.

En évoquant ces lointains souvenirs, MM. Vincent et Emile Isola rient de bon coeur. Tous deux rayionnent comme si le soleil, généreux en ce jour d'automne, leur dispensait, en traversant les vitres, sa chaleur et sa gaieté.

Les frères Isola. Deux grands hommes de théatre, je vous le dis. Rappelez-vous leur inoubliable direction de l'Opéra Comique.
- Croyez-vous, confiait Emile, tandis que je m'éloignais, que notre première recette aux Capucines fut de vingt-cinq francs !

 

par M Bonnissol