Comédia le 15 février 1939

-Mesdames et messieurs, nous allons avoir le plaisir de vous présenter quelques unes de nos nouvelles « illusions », si vous le permettez... Je n'ai pas l’intention mesdames et messieurs, de vous rappeler les frères Isola !..Vous les connaissez. D'ailleurs, je reconnais moi-même, tous les soirs, dans toutes les salles de France, des personnes qui ont dû assister à nos débuts, à notre ascension, neuf directions de théâtre, dont un national et deux municipaux, des millions donnés au fisc. Chers et fidèles amis, vous êtes revenus ici, merci, merci. Avec quelle émotion je vous revois, avec quel enthousiasme j'accepte la sympathie que vous avez encore pour les frères Isola... Mais ne croyez pas que ceux-ci, aient quelque amertume. Pour leur art, pour leur public, le cœur des frères Isola a su rester jeune !...
- L'homme en habit s'avance vers la rampe, les bras tendus. Les bravos crépitent. Il s’incline la main sur le cœur, puis, aussitôt, se tourne vers la Caisse magique ou la Malle infernale d'où, tout à l'heure, sortira son frère, cheveux blancs défaits, l'habit fripé sous les cordes qui serrent ses bras, les lunettes posées de travers sur son nez inquiet.
- Ils ont autour de soixante et dix ans. Ils étaient venus, il y a plus d'un demi-siècle, de Blidah à Paris, ayant lâché leur métier de menuisiers pour suivre un « manipulateur » qui les avait éblouis. Séances dans les cafés, chez des particuliers. Puis, ils louaient le petit théâtre des Capucines où Rochefort et Sardou venaient leur demander les secrets de leurs « trucs », où ils convainquirent Mme Camille Flammarion elle-même qu'elle ne pourrait pas quitter son fauteuil sans leur permission.

Puis ce furent Parisiana, l'Olympia, les Folies-Bergère, où défilèrent les grands numéros que les frères Isola allaient chercher à Londres et à Berlin; de Little Titch à, Fregoli et aux phoques savants ; du looping the loop à la troupe des Carnaux dont la jeune étoile s'appelait Charlie Chaplin. Et, les plus jolies femmes de Paris, Thylda, Otero, Germaine Gallois et Liane de Pougy. Chaque soir, les frères Isola paraissaient eux-mêmes dans l'avant- scène de chacun de leurs music-halls, tels que les avait illustrement caricaturés Sem, Vincent, le torse bombé, Emile, dissimulé derrière son cadet, et souriant comme un malicieux petit singe. Et tous deux envoyaient de la main des saluts aux notabilités invitées, disséminées dans les loges offertes…
Un jour, les frères Isola se risquèrent à prendre le bail de la Gaîté, qui devint Gaîté-Lyrique. Ils donnèrent l'Hérodiade, de Massenet, la Messaline, de Lara, avec Calvé. Et aussi la Danseuse ,de Pompéi, de Nouguès... C'était en 1903.
- Comment, monsieur Briand, vous voulez nous décorer ?... -Décorez d'abord Calvé...
- C'est entendu, répondit Briand. Jeune homme, courez annoncer la nouvelle à cette grande artiste...
Le jeune homme c'était moi. Je n'eus pas â me presser, Briand tombait quelques jours plus tard et Calvé ne fut décorée que trente ans après, par Mario Roustan.
- J'ai retrouvé les Isola dans leur bureau directorial de l'Opéra-Comique, puis du théâtre Sarah-Bernhardt, toujours souriants, affables, monocle à l'oeil, manipulant un des crayons bien préparés par la secrétaire, et prêts à appuyer sur le bouton secret placé sous leur bureau, afin que le garçon vînt leur annoncer une visite urgente, si elle était imaginaire. Un truc bien innocent, afin de ne désobliger personne, même les raseurs, par un congé trop brusque...
Quand je leur apportai les ballets russes de Serge de Diaghilew, qu'ils ne connaissaient pas, ils s'effarèrent ingénument:
- Nous serions si tranquilles, en reprenant No, no, Nanette....
Tout de même, les recettes qu'avaient données ces fameux spectacles, à l'Opéra et au Châtelet, les impressionnèrent. Ils se décidèrent, non sans émoi :
- Mon cher ami, mais ce n'est pas de la danse, c'est de la gymnastique. Et il y a des décors de cellophane, on n'a jamais vu ça...
Le soir de la représentation du ballet surréaliste de Miro, à la grande joie de Diaghilew, les néo-surréalistes vinrent faire un chahut dans la salle. M. Aragon, à la force du poignet, avait escaladé l'avant-scène du second balcon et haranguait le public,. La Garde républicaine, alertée, envahissait la salle.

Vincent Isola se tourna vers moi, et, avec un sérieux qui était simulé, je pense, éclata;
- Tu me diras tout ce que tu voudras, avec tes cubistes ,mais des choses comme celles-ci n'arriveraient pas avec No, No, Nanette...
Chers Isola que, depuis deux ans bientôt, je rencontre chaque soir, chaque nuit, dans ce café des Champs-Elysées, si attendris lorsque l'un prononce en majuscules, « mon.frè-re », vous n'avez rien perdu de votre superbe, de vôtre élégance un peu désuète, à la Sagan, mais si altière si courageuse, mais oui :
- Je sais, je sais tout, ce que: l'on peut, dire de nous, que notre réussite fut plus étonnante encore que notre insuccès; que celui-ci fut justice, puisque nous n'avons monté que des niaiseries. Et l'on nous lance dans le dos l'éternelle No, No, Nanette, et Rose-Marie... Mais mon cher ami, ces deux innocentes opérettes, et même le Cheval blanc, du haut duquel nous avons chu, ont honnêtement enchanté des milliers de personnes. Et fait vivre aussi des centaines d'artistes de toutes sortes... Mais à, la Gaîté, à l'Opéra-Comique, nous avons monté des chefs-d'œuvre, aussi bien ceux reçus avant nous par ce grand ami qu'était Albert Carré que ceux qu'on nous a présentés. Nous ne nous sommes jamais donnés pour de grands musiciens, mais mon frère et moi (rarement du même avis, mais toujours d'accord !) nous avons écouté les maîtres, chapeau bas. Nous avons écouté Debussy, Ravel, Fauré, Dukas, Saint-Saëns, Charpentier.
 

Et notre modestie d'alors était plus orgueilleuse et plus profitable à nos théâtres que la prétention d'autres directeurs qui croyaient posséder la toute-science.Nous sommes tombés, c'est vrai, mais avec cet autre orgueil d'avoir payé jusqu'à notre dernier sou, d'avoir joué par contre deux ou trois opérettes étrangères, plus de cent pièces françaises Et à notre âge, nous avons repris le métier de nos débuts, sans rougir, heureux de gagner notre vie. Ah ! le premier argent conquis ainsi !... J'aurais, presque embrassé le caissier qui nous l'apporta.
Songe donc, depuis plus de quarante ans, c'est nous qui avions payé. A présent, c'est nous qu'on paie ! C'est à nous qu'à la porte des théâtres de province et même de Paris, on demande de signer .des autographes! Et...
Il me donna ce soir-là une petite tape sur le genou
- On nous envoie parfois des lettres d'amour !...

Michel GEORGES-MICHEL.