LES
FRERES ISOLA
La mort de Vincent Isola ramène
l’attention
publique sur l’étonnante
carrière des deux frères, inséparables dans le labeur
pendant plus de soixante ans ; d’abord prestidigitateurs incomparables,
puis directeurs, successivement, de dix théâtres ou music-halls,
où ils avaient
fait fortune ; et qui, finalement, ruinés par suite d’une
période
de prise, eurent le beau courage, n’ayant plus le sou, après
avoir donné 36 millions au droit des pauvres, de reprendre leur
premier métier.
Le nom des frères Isola, associé à tant d’événements
et à tant de succès de théâtre, n’est
pas près
de s’effacer des annales parisiennes.
COMMENT
NAIT UNE VOCATION
Leur père tenait, à Blida,
le Café d’Orient.
Chaque fois qu’un prestidigitateur faisait une tournée en Algérie,
il ne manquait pas de le convier à venir donner à sa clientèle
une séance de « physique amusante ». Bartoloméo
Bosco, l’un des plus fameux illusionnistes qui précédèrent
Robert Houdin dans la carrière, était devenu son ami.
Or,
parmi les sept enfants du père Isola, il en était deux, Emile
et Vincent, que l’art de Bosco passionnait. Celui-ci
se plaisait à leur
enseigner quelques-uns de ses tours, à leur divulguer quelques secrets.
Ainsi naquit leur vocation.
LE
PHENOMENE AERIEN
En
1880, ils débarquaient à Paris,
légers
d’argent,
mais bien décidés à se lancer à corps perdu
dans la carrière de l’illusionnisme. Cependant, il fallait
vivre. Un entrepreneur de menuiserie les employa. Quand ils eurent économisé chacun
mille francs, ils tentèrent l’aventure dans une petite salle
populaire rue de Lancry. Mais ils avaient trop présumé de
leurs talents. La plupart de leurs tours furent ratés, et les deux
illusionnistes en herbe durent s’enfuir sous les huées. Cet
insuccès les décida à tenter
leur chance en province. Ils n’y furent pas plus heureux. Pourtant,
ces déboires ne les découragèrent pas ; ils travaillèrent,
se perfectionnèrent si bien que, engagés bientôt aux
Folies-Bergère, ils virent le succès couronner leurs
efforts. Tout Paris voulut voir le Phénomène"aérien,
un tour extraordinaire dans lequel ils montraient un sujet s’élevant
dans l’air sans
aucune espèce de soutien.
PRECURSEURS
DU CINEMA
Mais,
chose curieuse, c’est
au moment où ils
réussissent
dans la carrière dont ils rêvaient depuis l’enfance
qu’ils
vont l’abandonner et se lancer dans la profession la plus hasardeuse,
celle, de directeurs de théâtre. En 1892, ils prennent la
salle des Capucines. Maigres débuts : les recettes oscillent de
45 à 70 francs par jour.
C’est peu ; néanmoins, ils persévèrent, et, ‘pour
corser leurs présentations, ils inventent un appareil de projections
animées.
Il s’en est fallu de peu qu’ils ne fussent, avant Lumière,
les inventeurs du cinéma. Après les Capucines, ils dirigèrent
Parisiana, puis l’Olympia, puis les Folies-Bergère. De ces
scènes
de pur spectacle, ils passèrent à la direction de nos grands
théâtres
lyriques et dramatiques. Les plus célèbres artistes furent
leurs pensionnaires. Ils donnèrent à Paulus la joie des derniers
succès.
Ils révélèrent Fragson, firent acclamer Dranem et
Yvette Guilbert, Gaby Deslys, la belle Otero. Paris leur dut d’applaudir
deux des plus merveilleux chanteurs de l’époque : Chaliapine et Caruso.
« MES
PHOQUES
NE
SAVENT
PAS CHANTER »
Il
fallait entendre avec quelle verve Vincent Isola,
qui vient de mourir, contait naguère
les péripéties
de cette extraordinaire carrière
directoriale. Pour amener à Paris quelque célébrité des
scènes étrangères, rien ne leur coûtait.
A l’époque
où le grand ténor Tamagno commençait à jouir
d’une
renommée mondiale, les Isola voulurent l’engager
pour quelques représentations à la Gaîté-Lyrique.
Or, en même temps, ils préparaient
un contrat pour l’engagement d’un dresseur de phoques
dans un music-hall dont ils assumaient également la direction.
Deux télégrammes
avaient été préparés, l’un
pour le ténor,
l’autre pour le possesseur des otaries. Le premier disait
: « C’est
entendu, mais vous devrez chanter « le Trouvère » et
non « Otello » ;
le second : « D’accord pour le contrat. Vous aurez
vos dix kilos de poissons par jour. » Mais, par une confusion
malheureuse, les télégrammes
se trompèrent d’adresse. « Mes phoques sont
savants, répondit
le dresseur, mais ils ne savent pas chanter » ; quant à Tamagno,
il se fâcha. « Je n’aime pas ce genre de plaisanterie»,
déclara-t-il. Et il refusa tout net de venir chanter à Paris.
DERNIER
GALA
Quand
vinrent les mauvais jours, quand la chance les abandonna, les
frères
Isola, bien qu’ils fussent septuagénaires, subirent
avec courage ce coup du sort. Us redevinrent prestidigitateurs.
Et jamais, peut-être,
l’esprit de solidarité qui anime les artistes ne
se manifesta de façon plus émouvante que ce jour-là.
Sur la scène
d’un music-hall, ils parurent au milieu des vedettes qui,
pour la plupart, avaient été parmi leurs pensionnaires
et demeuraient leurs amis. Sacha Guitry avait
organisé le gala. Les plus célèbres
artistes étaient
au programme. La salle était pleine de tous les Parisiens
amateurs de beaux spectacles qui savaient tout ce qu’ils
devaient aux Isola.
Et
la carrière des deux frères s’acheva dans
une apothéose.