
Je me souviens parfaitement
qu'étant
enfant, mes parents me conduisirent au Théâtre
Isola, qui
devait devenir les Capucines.
Les deux frères avaient loué,
près
de la Madeleine, cette salle de conférences où le dimanche
soir avaient lieu des réunions
de l'Armée du Salut. Ils y montaient eux-mêmes des numéros
qui amusaient beaucoup le public, Je me souviens entre autres de la
suggestion musicale qui permettait à un spectateur, après
qu'il eût
confié l'air qu'il souhaitait d'entendre à l'oreille
d'un des Isola, d'écouter au piano placé derrière
un écran
la mélodie désirée, sans qu'un mot eût été prononcé.
Et aussi « du poids lourd et léger ». Un des
frères
posait sur la petite scène un poids de fonte de cinq cents
grammes.
— Qui veut le soulever ? demandait-il.
Un monsieur, qui n'était pas
un compère,
je j'atteste, se présentait,
prenait le poids,
le soulevait en effet avec aisance, puis le reposait
au sol. C'est alors que l'Isola, d'une voix autoritaire, affirmait à l'amateur
que ce poids pesait cent kilos et qu'il ne pourrait plus le déplacer
d'un centimètre. Et après quelques minutes d'efforts persuasifs
de l'illusionniste-hypnotiseur, le spectateur renonçait à remuer
le petit morceau de fonte qu'il avait, l'instant d'avant, manié en
se jouant...
Ainsi débutèrent les Isola,
dons une carrière
qu'ils racontent aujourd'hui tout le long d'un livre plein d'attraits pour
les Parisiens. Ces
deux hommes, aux premiers jours, se montraient tels qu'ils devaient être
jusqu'à maintenant : directeurs consciencieux qui ne laissent point — que
ce soit à l'Olympia, à l'Opéra-Comique,
au Théâtre Sarah-Bernhardt, au Mogador — à des
sous-ordres, les
tâches
qu'ils peuvent accomplir eux-mêmes. Quand l'un est sur le plateau,
surveillant le travail des machinistes et la marche régulière
de la pièce,
l'autre est au contrôle, accueillant les spectateurs, apaisant les
contestations, toujours avec le souci de satisfaire
— ô paradoxe
du directeur — la
Clientèle qui fait vivre son spectacle.
Comment, dans ces conditions,
ont-ils à la
fin de leur vie été contraints
dg reprendre leur ancien numéro et de redevenir illusionnistes?
C'est qu'ils n'ont pas su — si habitués qu'ils aient été à faire
disparaître devant tous une femme vivante — escamoter leurs
dettes et qu'ils ont désintéressé leurs créanciers.
C'est aussi qu'ayant deux théâtres à la fois, ils ont,
entre 1926 et 1936, perdu ou Théâtre Sarah-Bernhardt,
si difficile à faire
vivre, l'argent qu'ils gagnaient au Mogador. Ici « Rose-Marie », « No
no Nanette », « L'Auberge du Cheval Blanc »; là, « L'Abbé chez
le ministre », « L'Homme
au foulard bleu », « Indiana », « La
Jeune Fille espagnole ». Au Mogador, en dix ans, neuf créations
et reprises; à Sarah-Bernhardt : trente et une. Ces deux chiffres
disent toute l'histoire de cette fin malheureuse d'une magnifique carrière
où Vincent
et Emile Isola, avec un courage intrépide, reviennent à quatre-vingt-deux
ans, en reprenant la direction du Théâtre
Pigalle, cinquante
ans après leurs débuts.
René BIZET