Source Gallica
 
 
 
Le samedi 8 septembre 1943
   

                      Je me souviens parfaitement qu'étant enfant, mes parents me conduisirent au Théâtre Isola, qui devait devenir les Capucines. Les deux frères avaient loué, près de la Madeleine, cette salle de conférences où le dimanche soir avaient lieu des réunions de l'Armée du Salut. Ils y montaient eux-mêmes des numéros qui amusaient beaucoup le public, Je me souviens entre autres de la suggestion musicale qui permettait à un spectateur, après qu'il eût confié l'air qu'il souhaitait d'entendre à l'oreille d'un des Isola, d'écouter au piano placé derrière un écran la mélodie désirée, sans qu'un mot eût été prononcé. Et aussi « du poids lourd et léger ». Un des frères posait sur la petite scène un poids de fonte de cinq cents grammes.
  — Qui veut le soulever ? demandait-il.
        Un monsieur, qui n'était pas un compère, je j'atteste, se présentait, prenait le poids, le soulevait en effet avec aisance, puis le reposait au sol. C'est alors que l'Isola, d'une voix autoritaire, affirmait à l'amateur que ce poids pesait cent kilos et qu'il ne pourrait plus le déplacer d'un centimètre. Et après quelques minutes d'efforts persuasifs de l'illusionniste-hypnotiseur, le spectateur renonçait à remuer le petit morceau de fonte qu'il avait, l'instant d'avant, manié en se jouant...
       Ainsi débutèrent les Isola, dons une carrière qu'ils racontent aujourd'hui tout le long d'un livre plein d'attraits pour les Parisiens. Ces deux hommes, aux premiers jours, se montraient tels qu'ils devaient être jusqu'à maintenant : directeurs consciencieux qui ne laissent point — que ce soit à l'Olympia, à l'Opéra-Comique, au Théâtre Sarah-Bernhardt, au Mogador — à des sous-ordres, les tâches qu'ils peuvent accomplir eux-mêmes. Quand l'un est sur le plateau, surveillant le travail des machinistes et la marche régulière de la pièce, l'autre est au contrôle, accueillant les spectateurs, apaisant les contestations, toujours avec le souci de satisfaire
— ô paradoxe du directeur — la Clientèle qui fait vivre son spectacle.
         Comment, dans ces conditions, ont-ils à la fin de leur vie été contraints dg reprendre leur ancien numéro et de redevenir illusionnistes? C'est qu'ils n'ont pas su — si habitués qu'ils aient été à faire disparaître devant tous une femme vivante — escamoter leurs dettes et qu'ils ont désintéressé leurs créanciers. C'est aussi qu'ayant deux théâtres à la fois, ils ont, entre 1926 et 1936, perdu ou Théâtre Sarah-Bernhardt, si difficile à faire vivre, l'argent qu'ils gagnaient au Mogador. Ici « Rose-Marie », « No no Nanette », « L'Auberge du Cheval Blanc »; là, « L'Abbé chez le ministre », « L'Homme au foulard bleu », « Indiana », « La Jeune Fille espagnole ». Au Mogador, en dix ans, neuf créations et reprises; à Sarah-Bernhardt : trente et une. Ces deux chiffres disent toute l'histoire de cette fin malheureuse d'une magnifique carrière où Vincent et Emile Isola, avec un courage intrépide, reviennent à quatre-vingt-deux ans, en reprenant la direction du Théâtre Pigalle, cinquante ans après leurs débuts.
                                                                                                                   René BIZET