source: Gallica
Le Journal 13/05/1943
 
 
 

AVEC LES FRÈRES ISOLA, REDEVENUS, PRESQUE OCTOGENAIRES, DIRECTEURS DE THÉÂTRE

En écoutant les Isola : évoquer
cinquante ans de vie parisienne

        PARIS, 12 mai. — Relâche pour répétitions. La façade du Théâtre Pigalle, close de grilles, est triste, et, sous la pluie, la rue Blanche est bien grise. Mais ce n'est qu'une impression fugitive. Je viens, à l'intérieur, de quitter le studio où les artistes répètent « Rien qu'un baiser », comédie-opérette de Georges Delance, musique de F. Lopez et Eisenmann. Quelle gaieté ! Quel entrain ! On a vite oublié l'extérieur maussade à voir et à entendre Germaine Roger, la prestigieuse vedette des « Cent vierges », Lucette Méryl, Florency, la fantaisiste Alice Tissot et le bondissant José Noguero. voir conplément sur "Rien qu'un baiser"
        Cette troupe-là, ou je me trompe fort est en train de préparer un fameux succès ! On en parlera bientôt, mais comment en douter quand on sait que l'œuvre nouvelle est présentée par les frères Isola, directeurs artistiques de l'établissement depuis le 1er mai, et auxquels on ne peut contester le flair professionnel, quand on se souvient de la prodigieuse carrière de "No, no, Nanette" et de "L'Auberge du Cheval Blanc", pour ne citer que ces deux retentissantes créations à Mogador.

        Émile et Vincent :les frères Isola ! C'est plus d'un demi-siècle, de vie parisienne que leur double silhouette croquée par Sem et tant d'autres dessinateurs incarne. On dit les frères Isola aussi naturellement que l'on disait jadis "les sœurs siamoises", car on ne peut s'imaginer l'un sans l'autre, Vincent sans Émile, Émile sans Vincent. Après bien des vicissitudes qui les obligèrent, en 1936, à reprendre le " numéro" d'illusionnistes de leur lointain début, ils sont toujours là, solides au poste, plus jeunes que jamais et bien décidés à gagner cette nouvelle bataille livrée au destin qui les malmena parfois sans pouvoir jamais les abattre.                

            Deux hommes, en vérité, dans le sens le plus noble du mot, que ces deux amuseurs et animateurs qui, aujourd'hui, trouvent le moyen de faire un pied de nez à la guigne et ce près de quatre-vingts ans.
          Je les ai devant moi, dans leur bureau directorial du rez-de-chaussée. Émile achève de téléphoner. Il est glabre, les cheveux blancs ébouriffés, les lunettes un peu de travers. Vincent le regarde, souriant, monocle vissé et il n'a point abandonné son soupçon de moustache. Mais pourquoi ai-je parlé d'âge ? Il n'a point mordu sur eux et ils m'apparaissent tels que je les vis, il y a des années, à Sarah-Bernhardt. C'est toujours dans leurs paroles la même verve un peu malicieuse et dans leur allure cette parfaite courtoisie mondaine dont on ne les vit jamais se départir.
     - Des souvenirs, cher Monsieur, à quoi bon ? Ils seraient trop nombreux à vous raconter. Nous avons préféré les écrire et ils paraîtront chez Flammarion en juillet prochain. Pensez que nous avons successivement dirigé la Gaîté-Lyrique, les Folies-Bergère, l'Opéra-Comique, Sarah-Bernhardt et Mogador, sans compter les Capucines et l'Olympia.

      " Que d'histoires parisiennes cela représente, quelles moissons d'anecdotes croustillantes, touchantes ou comiques, et même parfois dramatiques, sur les célébrités de toutes sortes que notre métier nous fit connaître ! Sans oublier nos propres impressions, bien entendu, qui ne manquent point parfois de pittoresque, croyez-le, car vous ne doutez pas, je pense, que nous en avons vu de toutes les couleurs ? "
         C'est Émile qui a parlé et Vincent "enchaîne " avec autant d'à-propos que d'humour:
- Couleurs un peu grises parfois, car quand nous sommes tombés, il nous restait pour tout avoir, l'orgueil légitimée d'avoir payé jusqu'à notre dernier sou et d'avoir joué contre deux ou trois opérettes étrangères, plus de cent pièces françaises et aussi d'avoir versé près de 40 millions au fisc ! Qui dit mieux ?
        II rit de bon cœur, sans amertume, et son frère reprend la parole 1
- Tu te souviens, Vincent, de ce jour de juillet 1936 où nous avons annoncé à notre grand ami Sacha Guitry que nous étions ruinés. Il nous répondit : "Si mon père était là, il vous conseillerait simplement de reprendre votre métier d'illusionnistes." Le conseil était bon et le 6 octobre exactement, nous reparaissions à l'A.B. C. devant le public parisien qui nous fit le plus chaleureux accueil. Après une éclipse de plus de 40 ans, c'était gentil de sa part. Il est vrai que ce ne devait pas être le même ! Depuis, nous n'avons cessé de travailler et, quand la guerre survint, nous étions en train de faire une tournée de casinos entre Paris-Plage et Biarritz. Je me souviens que nous avons joué à Royan le jour même de la mobilisation. Pendant et après les hostilités, nous avons donné un grand nombre de représentations, au profit d'œuvres de solidarité nationale. La dernière fois, c'était à Lisieux, dans des usines de textile. A présent, nouveau changement de décor. Nous voici, Vincent et moi, au Théâtre Pigalle, grâce à M. Bazin, le propriétaire du bail, qui voulut bien faire appel à notre vieille expérience. Nous avons rencontré ici de précieux collaborateurs en MM. Billiod, directeur administratif, Brouta, administrateur général, et Buarini, fils de l'ancien directeur des Nouveautés. Tous, nous avons du pain sur la planche et, déjà, nous envisageons, pour plus tard, après la comédie musicale en préparation, une opérette fantastique de Jean Tranchant, à laquelle il a travaillé pendant plus de 15 ans. Elle sera jouée par l'auteur. Après.
— Après, coupe Vincent, nous verrons bien; Le programme est suffisamment chargé, comme vous voyez, d'autant que, cet été, nous aurons aussi à nous occuper d'un film que la maison Pathé va tourner sur notre carrière et avec notre concours. Voilà. Nous vous avons tout dit, Monsieur le journaliste...
Quelques anecdotes
        Tout dit ? Pas tout à fait. Il me déplairait de prendre congé des célèbres illusionnistes sans qu'ils aient tiré du fond de leur sac aux souvenirs une ou deux anecdotes amusantes à l'intention du lecteur. J'insiste et Émile, à moins que ce ne soit Vincent, débute par celle-là :
- Nous étions simultanément en pourparlers avec Tamagno, l'illustre ténor italien, et avec des phoques, jongleurs groenlandais, eux aussi, vedettes célèbres. Pourparlers directe avec le premier, par manager avec les seconds. Chaque affaire devait se conclure télégraphiquement. Une dépêche portant " Entendu 10.000 pour Aida mais pas Otello" L'autre disait : "Aurez 20 kilos de poisson, par jour." Il y eut confusion. Tamagno furieux rompit net.
— Puisque nous parlons ténor, raconte l'autre frère, notez ce mot profond de Caruso. Je vais le voir dans sa loge avant son entrée en scène. Il me tend une main fiévreuse, tremblante, et, comme je m'étonne d'un tel trac chez un homme habitué à remporter des triomphes, il me dit ! "Ce n'est pas moi qui ai peur, c'est mon nom !"
— Et votre meilleur souvenir ?
- Quand, ayant recommencé à travailler en public, nous sommes passés à la caisse, nous qui étions toujours, auparavant, de l'autre côté du guichet peur payer les autres. Les rôles étaient renversés. C'était notre tour !
            Je ne sais plus encore lequel des deux a eu ce mot de la fin, mais, qu'importe, puisque, aussi bien, au cours de leur commune carrière, ils ont toujours éprouvé les mêmes peines et les mêmes joies, et ce que dit l'un, l'autre l'approuve si parfaitement qu'il pourrait se figurer l'avoir dit aussi. Gentils frères Isola, vivante synthèse de l'accord fraternel le plus parfait qui soit et témoignage de ce que peuvent aussi, deux volontés bien tendues, servies par la plus merveilleuse verdeur.  Je les ai quittés comme des professeurs d'optimisme, les deux célèbres illusionnistes dont les débuts datent de 1882 et qui, à force de travail et de persévérance, ont fini, en ces dernières années, par escamoter si magistralement le mauvais sort !
                                                                                   Henry BOUNY.