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Les
frères Isola ne sont pas Siamois.
Leur conjonction n'en est pas moins absolue.
Si, dit le proverbe : l'union fait la force, elle fait aussi
la réussite.
Les Isola en sont l'exemple vivant.
Un exemple, non.
On a peine à croire qu'une pareille fraternité puisse se poursuivre
dans la vie sans se laisser entamer par les épreuves, les bonnes et les
mauvaises.
On en a tant vu capoter de ces tandems fraternels qui avaient pourtant parcouru
presque tout le chemin de la vie!
Tout au contraire des autres, il semble que les difficultés n'ont fait
que resserrer l'union des Isola.
Pour eux, tout est commun, les idées comme les souvenirs de jeunesse.
C'est au point que si l'on questionne Vincent, c'est Emile qui répond
et vice-versa.
Les frères Isola sont nés à Blida. La famille est nombreuse.
Le père est un modeste et courageux tailleur qui jouit de la plus réelle
estime auprès de tous les habitants d'Ourida, c'est de ce nom à la
fois poétique, gracieux et vaguement japonais que le colonel Trumelet
désigna la cité des roses et des orangers.
Il fait apprendre à ses fils un métier manuel, celui de menuisier
mécanicien. Cette profession ne correspond guère à l'ambition
des enfants qui, déjà, rêvent de faire la conquête
des foules tout comme Bosco, Faure Nicollet, les fameux illusionnistes qu'ils
ont vu opérer avec tant de dextérité à la terrasse
des cafés.
A force de travail et d'économie, ils réussissent à mettre
chacun deux cents francs de côté et s'embarquent pour la métropole.
Après un court séjour à Marseille, les voici à Paris,
en mai 1880. Attirés ou plutôt fascinés par les spectacles
fantastiques, ils se rendent, le soir même, au Châtelet où l'on
représente les Pilules du diable.
Cette vision attise au plus haut point leur désir de devenir les as de
la prestidigitation. Mais il faut parer au plus pressé et parfois abandonner
ses chimères.
La vacuité de leur porte-monnaie les oblige à s'embaucher dans
l'équipe d'un entrepreneur de menuiserie. Ils prennent part, qui s'en
douterait aujourd'hui ? à la construction de l'hôtel du Crédit
lyonnais, qui constituera le siège social de cet établissement.
Ils sont payés aux pièces. Ils veulent devenir riches, très
riches. Levés avant le jour, ils commencent leur besogne à trois
heures du matin. Ainsi parviennent-ils à gagner de treize à quatorze
francs par jour. Mais au prix de quel travail et de quelles fatigues!.
Avec leurs économies, ils achètent au Temple des accessoires de
prestidigitateurs. Insuffisamment préparés, ils font des débuts
sans gloire. Ils s'imaginent qu'ils seront plus heureux en province. Et ils apprennent, à leurs
dépens, qu'en cette matière les Provinciaux sont aussi difficiles
que les Montmartrois.
De retour dans la capitale, absolument dénués d'argent, ils se
remettent à la menuiserie, limitant leur ambition à faire montre
de leurs talents devant le public restreint et plus indulgent des cercles et
des écoles.
A force de patience et d'application! Ils mettent au point un « numéro » et
obtiennent un engagement aux Folies-Bergère. C'est enfin le départ.
Les voici lancés sur la route qui les conduira à la fortune. Dès
lors, leur ascension ne s'arrêtera plus. En 1892, ils font leurs débuts
de directeurs de théâtre aux Capucines, dont ils ont loué la
salle. Les recettes sont médiocres. Le spectacle commence à neuf
heures et finit à onze. L'un des frères quitte le premier la scène
et court devancer l'autre dans certains salons mondains, ce qui augmente la recette.
Cinq ans plus tard, les Isola sont en état de prendre la direction de
Parisiana, où ils présentent des opérettes et des revues.
Et comme leurs fonctions directoriales deviennent de plus en plus absorbantes,
ils abandonnent la prestidigitation. Le 20 avril 1897, ils donnent au casino
d'Aix-les-Bains leur représentation d'adieu, pour laquelle ils touchent
un cachet de trois mille francs.
Un peu plus tard, ils inaugurent à l'Olympia les attractions sensationnelles
avec le looping the loop et la flèche humaine, Little
Tich, Frégoli.
En 1901, ils se rendent acquéreurs des Folies-Bergère où se
produisent Otéro, Morel, Miss
Campton.
Il faut noter et ils en ont un grand mérite que parmi les onze théâtres
qu'ils ont dirigés, au nombre desquels la Gaîté Lyrique,
les frères Isola ont relevé sept d'entre eux qui étaient à la
veille de fermer leurs portes.
Un grand projet leur tient à cœur : la création du théâtre
populaire, mais ils ne le réaliseront que quelques mois plus tard, la
mort de leur père étant survenue sur ces entrefaites.
Fatigués par tant d'émotions et de travaux, ils se reposent quelques
mois dans le Midi. Ils prennent la direction artistique du casino de Beausoleil,
où ils donnent une série de représentations étourdissantes
dont le succès est triomphal.
En 1913, les frères Isola sont nommés à la direction du
théâtre de l'Opéra-Comique, avec Gheusi.
En 1918, ils s'associent pour une nouvelle période de sept années
avec Albert Carré. Leur direction s'avère des plus brillantes.
C'est l'époque de Marouf, de Pénélope, des reprises d'Aphrodite,
de Pelléas, des Noces de Figaro, etc.
L'Opéra-Comique n'a jamais connu pareille affluence. En 1925, les frères
Isola reprennent les théâtres Sarah-Bernardt et Mogador.
Dans cette dernière salle, leur coup d'essai est un coup de maitre avec.
No no Nanette, Rose-Marie, puis enfin avec l'Auberge du
Cheval Blanc.
Les frères Isola n'ont rien négligé pour la réussite
de ces deux dernières pièces. Rose-Marie est une jolie opérette,
peut-être d'affabulation un peu compliquée, mais fraîche et
sympathique, suffisamment dramatique pour attacher le public et dotée,
en outre, d'une musique exquise et facile à retenir. Quant à l'opérette
du Cheval Blanc, elle plaît à tous par sa jeunesse et sa légèreté.
Les non-Algériens qui lisent l'« Echo d'Alger » vont peut-être
se demander si notre but n'est pas de démontrer avec notre « galerie
algérienne » que nos trois départements transméditerranéens
ont fait la conquête de Paris.
Rassurons-les ; nous n'aurons pas cette outrecuidance. Nous nous bornons, tout
simplement, à enregistrer en toute objectivité des réalités
facilement contrôlables. Les déductions qui s'en dégagent
ne peuvent surprendre que ceux qui sont étrangers aux choses de l'Algérie.
Nous les renverrons, ces étonnés, à l'histoire de la Conquête.
Quand ils connaîtront la somme de qualités dont les pionniers de
l'influence française ont dû faire preuve pour réussir, ils
constateront que les fils de ces colons et de ces petits artisans, les premiers
arrivés sur la terre africaine, ont reçu en héritage du
courage, de la volonté et de l'esprit d'aventure à un degré inconnu
partout ailleurs. Ils comprendront qu'un Algérien qui veut arriver doit
arriver, dans quelque domaine que ce soit. C'est le secret du succès des
frères Isola. C'est aussi le secret de toutes les autres réussites.
Ce qui ne gâte rien, c'est la belle réputation de probité qui
auréole les Isola. Ils n'ont jamais fait fort d'un sou à personne,
disent d'eux ceux qui les ont toujours connus.
Ils sont fiers d'avoir mérité cette cote. Et on le comprend. — H.
F.
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