Source Gallica
 

                La lecture du Journal Officiel du l6 octobre nous apprenait d'une part que M. le Président de la République avait confirmé à titre définitif M. Emile Fabre dans ses fonctions d'administrateur général de la Comédie-Française; d'autre part, que M. Ie Ministre de l'Instruction publique avait nommé MM. Albert Carré, Vincent et Emile Isola, directeurs de l'Opéra-Comique pour une durée de sept années.
              Cette nouvelle bien qu'attendue depuis quelques jours, causera néanmoins une grande et légitime surprise dans le monde des Théâtres.
             On savait qu'un sérieux dissentiment venait de surgir à nouveau entre MM. Emile et Vincent Isola et M. Gheusi. Pendant l'absence de ce dernier, parti à Biarritz pour surveiller les représentations de l'Opéra-Comique, les anciens directeurs dé la Gaîté-Lyrique avaient adressé une plainte à M. Lafferre.
           M. Lafferre convoqua télégraphiquement M. Gheusi et le pria de lui fournir des explications.
           D'autre part, la situation de M. Albert Carré à là Comédie-Française était assez délicate. M. Emile Fabre, nommé à titre provisoire, avait donné pleine et entière satisfaction à tout le monde et on voyait à regret le moment où l'auteur de Timon d'Athènesallait être obligé de céder sa place à M. Albert Carré.
         C'est alors que M. Lafferre trouva une solution élégante pour tous, — sauf pour l'infortuné M. Gheusi ! et soumit a la signature du Président de la République les décrets nommant M. Albert Carré à l'Opéra-Comique et maintenant M. Fabre à la Comédie-Française.
Nous nous refusons d'apporter des commentaires à la décision ministérielle : notre devoir est de demeurer dans la plus scrupuleuse impartialité, et nous sommes allés rendre visite aux différents intéressés, dans le seul but d'éclairer notre religion et celle de nos lecteurs.
                                 Chez M. Lafferre
           Au Ministère de l'Instruction Publique, la consigne a été donnée de se taire; chacun garde de Conrart le silence prudent. M. Lafferre lui même que nous avons pu joindre ne semble pas plus loquace.
      — Je n'ai rien à vous révéler, nous dit le ministre, je ne puis que vous renvoyer à la lecture du Journal Officiel. .le n'ai aucune animosité personnelle à l'égard de M. Gheusi. Je me suis simplement placé sur le seul terrain administratif. Ministre de l'Instruction Publique et des Beaux-Arts, mon rôle est de veiller à la bonne administration de nos théâtres subventionnés.et à leur prospérité. Voilà tout.
        « M. Gheusi, aurait l'intention de porter la question devant le Conseil d'État ! Soit! cela le regarde, quant à moi, je vous répète, j'avais le droit et le devoir d'agir ainsi que je t'ai fait.
                             Chez MM. Emile et Vincent Isola
         Le fait est accompli, nous dit M. Emile Isola. Notre intention n'est pas de charger M. Gheusi.. La vie n'était plus possible avec lui ! Un point, c'est tout ! Depuis cinq ans, un dissentiment nouveau surgissait chaque jour entre notre associé et nous... La clause de notre contrat était pourtant formelle: chargé, mon frère et moi, de l'administration de la maison, nous devions, partant, participer aux questions artistiques; de ces dernières dépendent évidemment les intérêts financiers. M. Gheusi ne voulant pas admettre ce point de vue prenait des décisions sans même nous consulter. Nous avons porté notre différend devant M. Lafferre qui a pris la décision que vous connaissez. Nous sommes heureux de collaborer avec M. Albert Carré; avec lui, nous espérons faire des choses très intéressantes et tous trois nous attendons avec confiance le jugement du public.
                            M. Albert Carré
        M. Albert Carré est heureux;.. Il n'a pas encore pris possession de son bureau, mais il ne tardera point à s'y installer et à reprendre ses anciennes habitudes.
Complètement d'accord avec ses nouveaux associés, M. Albert Carré prépare tranquillement son programme…c'est avec un sourire triomphant qu'il reçoit les félicitations de son personnel. Et déjà auteurs illustres, compositeurs célèbres, artistes connus se pressent autour dé lui... toutes les espérances sont en effet permises « le patron » est revenu!
                        Chez M. Gheusi
— Je n'accepté pas, nous dit tout d'abord M. Gheusi, le départ qui m'est imposé. Les auteurs ne voulaient plus de moi, m a-ton dit. Laissez-moi rire ! Chaque jour j'ai eu là preuve du contraire: la situation financière du théâtre n'a jamais été aussi brillante et les commanditaires pourront vous confirmer mes déclarations!
       « On prétend que ma disgrâce est due à dès influences politiques.
       « Moi, je demeure persuadé que c’est tout simplement une manoeuvre fort louche de M. Albert Carré et de sa femme, d'accord avec les Isola. J'ai consacré à ce théâtre toute mon activité, tout mon dévouement. En voici le salaire il n'est point banal ! On m'a fait le coup du père François, mais je ne suis pas assassiné, et vous savez, quand le coup ne tue pas tout de suite son homme, celui-ci a le temps de se retourner et de cogner à son tour, c'est ce que je vais faire.
          « Je porterai la question devant le Conseil d'Etat : d'importantes personnalités du Barreau m'aident de leurs conseils... C'est pourquoi je garde, ainsi que vous pouvez le constater, une philosophie souriante et sereine. Ma revanche est proche...
                        Chez M. Emile Fabre
       La joie règne en l'austère Maison de Molière. La titularisation de M. Emile Fabre a été accueillie avec un sincère enthousiasme.
— M. Albert Carre ayant été nomme à l'Opéra-Comique, j'ai accepté avec empressement, nous dit M. Emile Fabre, de demeurer à mon poste. J'en suis fier heureux. Après un commerce quotidien de trois ans avec la Maison, j'ai fini par la connaître. Je vais continuer à m'y consacrer pleinement et je m'efforcerai de tenir toujours haut et ferme le noble drapeau de la Comédie-Française.
                                                                                                         CH. DE LAGRILLE.