Source Gallica de la Bnf : Gil Blas du vendredi 17 octobre 1913

- De M. Claretie à MM. Carré, Gheusi et Isola.
- La philosophie de M. Claretie.
- Le juste orgueil de M. Albert Carré.
- Les sociétaires espèrent.

- M.Gheusi abonde en beaux projets.
- La joie de MM. Isola.
- Couloirs, coulisses.
- Qui succédera à MM. Isola à la Gaité ?
   

 

De M. Claretie à MM. Carré, Gheusi et Isola
--- Hier matin, - comme nous l'avions fait prévoir ici même, M. Barthou fit savoir au Conseil des ministres que, à son grand regret, le gouvernement acceptait la démission, donnée voilà un mois, par M. Claretie. Les ministres furent unanimes à se résigner. Leur unanimité ne fut pas moindre quand il s'agit de pourvoir à sa succession : M. Albert Carré fut nommé sans discussion.
--- L'unanimité continuant, les Maîtres de l'Heure nommèrent à la direction de l'Opéra-Comique, pour sept ans, à partir du 15 novembre prochain, MM. P.-B. Gheusi et Isola frères.
--- Et, comme il convenait, nous allâmes aux nouvelles..


 

La philosophie de M. Claretie
--- M. Jules Claretie, questionné par notre excellent collaborateur Raoul Aubry, montra une parfaite mansuétude..

 
     
Voici des paroles pleines d'un grand sens :
--- « J'arrivais au moment difficile où deux seuls grands auteurs conservaient la faveur du public : Dumas et Sardou. C'était une période périlleuse de transition. Les théâtres concurrents se multipliaient, et leurs efforts de scènes plus libres que la nôtre séduisaient les spectateurs. Les acteurs devenaient exigeants, sollicités par les cachets du boulevard et l’appât des tournées ; tout augmentait. ..Il me fallut découvrir des talents inédits, des comédiens d'avenir, des jeunes hommes de théâtre, des pièces nouvelles, et je subis de bien rudes assauts ! J'ai la conscience tranquille; la comédie

est aujourd'hui pourvue d'un répertoire d'extrême richesse, elle a mis en valeur et rendu célèbres de nombreux auteurs dramatiques et quantités d'artistes ; et sa prospérité est parfaite... »
M. Claretie a des projets, bienveillants comme lui-même. Un grand journal lui a offert une direction littéraire ; il l'accepte, Il pourra ainsi se réjouir encore.

 

Le juste orgueil de M. Albert Carré
M. Albert Carré, interrogé, fut bref, mais éloquent. Et son langage ému est, en substance, celui-ci :

--- « Mes belles espérances sont fondées par le choix qui m'appelle à l'administration de la Comédie-Française. C'est, pour mol, un couronnement, et le plus enviable de tous. »
--- M. Albert Carré est plein d'espérance ; il ne doute point de l'accueil et de l'appui des sociétaires de la Comédie -Française, dont la plupart sont déjà ses amis.
--- Une joie très douce, pour l'éminent directeur, dans la fortune qui lui échoit aujourd'hui, c'est d'avoir ruiné la légende qui représentait M. Claretie comme son adversaire acharné. Non seulement M. Claretie ne combattit point sa candidature, mais il appuya de toute sa sympathie. Et, le bonheur n'ayant pas d'histoire : M. Albert Carré n'en dit pas davantage.

 

Les sociétaires espèrent
--- Interrogé, M. Mounet-Sully, qui est, très noblement, le premier acteur de ce temps et le doyen de la Comédie-Française, a tenu un langage concis et sage. Habitué à figurer les héros que la Destinée élève ou condamne, il sait que toute la fortune humaine tient entre un regret et une espérance. Et voici, substantiellement, ses paroles :
--- « Je n'ai pas moins d'espoirs que de regrets. Il serait peu décent que le doyen de la Comédie-Française entrât dans aucune précision. Actuellement, tout est encore du ressort de l'Etat. Nous ne devons tous, ici, que ce que l'on attend de nous ; un zèle de toutes les heures, et le plus de talent que nous pourrons. »
--- Nous avons fait quelques promenades indiscrètes à la Comédie-Française, au cours de la représentation d'hier soir. Rencontré MM. Prudhon, Grand, Mimes Pierson, Leconte et Dussane : tous tiennent un langage conforme à celui de leur Doyen. Le culte des Classiques est, vous le voyez, le plus propre à nous donner le goût de la sobriété. M. Prudhon a fait un récit émouvant de la démarche que firent auprès de M. Claretie, — le priant de demeurer à leur tête, — MM. Duberry, contrôleur général ; Morière, régisseur général ; Toussaint, caissier ; les employés, machinistes, ouvreuses, etc. Ce loyalisme est pour M.Carré le gage d'un dévouement qui ne saurait décevoir personne.


M. Gheusi abonde en beaux projets

--- Nous avons fait visite à M. Gheusi : c'est un homme affable et fin, un parfait lettré mâtiné d'un philosophe et qui oppose aux événements comme aux hommes un sourire indulgemment sceptique. Comme nous nous réjouissions, il nous dit :

---" « Non, je ne suis pas encore digne de mon prédécesseur. J'espère le devenir. Je ferai tout pour ne pas trop laisser regretter celui qui me cède sa place : c'est un hommage que je lui adresse, car j'admire profondément Albert Carré et c'est
sa « manière » que je veux poursuivre à l'Opéra-Comique.
J'aurai d'ailleurs la tâche adoucie par deux collaborateurs de premier ordre et qui ont fait leurs preuves : MM. Vincent et Emile Isola, comme vous savez.
Pour ma part, je suis heureux, très heureux, de l'honneur que l’on me fait en me confiant cette lourde charge. C'est un rêve que je réalise, un rêve déjà vieux. L'on avait parlé de moi déjà, pour cette direction, sous Clemenceau, consul.
 

J'ai appris l'art et les détours de la mise en scène avec ce maître que fut Sardou. Je conserve des principes; que mon labeur personnel développera. D'ailleurs, en entrant ici, je veux dire salle Favart, en directeur, je n'entre pas en étranger, puisque quelques-unes de mes œuvres sont inscrites au répertoire. Aujourd'hui l'auteur s'efface. Encore une fois je vais travailler pour le public, en travaillant pour la perfection d'une des plus grandes scènes françaises. Nous aurons comme directeur musical Paul Vidal que vous connaissez et sur lequel, si vous m'y poussez, je ne saurai tarir d'éloges, d'autant qu'il est le compositeur de Guernica, cette œuvre dont je vous parlais, inscrite au répertoire avec Kermaria et le Juif polonais. Comme auteur, je corrige : tenez, voici les bonnes feuilles d'un livre qui va paraître dans quelques jours, intitulé Les Chefs. L'ouvrage est terminé, je puis me donner tout entier à mes nouvelles fonctions.

--- Laissez-moi, avant de vous quitter, vous dire encore toute ma joie, puis aussi, mon admiration pour Albert Carré, enfin, et surtout, le plaisir que je ressens d'avoir pour collaborateurs — si précieux — mes amis Vincent et Emile Isola, à la direction de l'Opéra-Comique. »
--- Une question me brûle les lèvres :
— Mais la Gaîté-Lyrique ?

Emile et Vincent se consertent

— Je ne sais rien.
— A l'Opéra ?
M. Gheusi met un doigt sur sa bouche et sourit :
— Muet, je suis muet. Je vous l'assure, je ne sais rien, rien encore. Patience, voyons !

 

La joie de MM. Isola
--- M. Emile et Vincent Isola triomphent, et tout le monde partage leur joie. Nous les avons vus, hier après-midi, dans leur cabinet directorial, au milieu du va-et-vient continuel des amis qui apportent leurs félicitations, et des premiers importuns qui, déjà, quémandent. A chaque instant, la porte s'ouvre, ce sont de nouveaux amis, de nouveaux télégrammes, et, gaiement, MM. Isola nous tendent la main.

--- « Oui, nous sommes contents, très contents, nous dit M. Emile Isola, et la décision du Conseil des ministres réalise notre rêve le plus cher.
--- « Mais c'est une amusante histoire que celle de notre candidature. Nous étions ouvertement candidats, et nous s'avions que M. P.-B. Gheusi, de son côté, désirait la succession de M. Carré. Nous le connaissions depuis longtemps, mais jamais nous n'avions eu l'occasion de nous entretenir de nos projets.
--- « Or, voici quelque temps, un jour que nous étions allés nous entretenir avec M. Carré de nos espoirs, on introduisit, dans le salon où nous attendions, M. Gheusi. Nous causâmes,
 
et bientôt nous comprîmes que nous étions faits pour nous entendre; si bien que, lorsque M. Albert Carré ouvrit la porte de son cabinet pour nous recevoir, il vit que nous étions déjà d'accord.
« Le hasard nous fut précieux.
- Le hasard ? N'est-ce pas plutôt tout une vie d'énergie et de travail qui trouvent là son couronnement.
- Nous avons beaucoup travaillé sans doute. Et tenez, je me rappelle que le soir de notre arrivée à Paris, nous venions d'Algérie. Nous étions si pauvres que nous ne sûmes où aller loger et c'est sur un banc du square des Arts-et-Métiers, mais oui, là en bas ! que nous avons passé notre première nuit. La Gaité, le nom du théâtre écrit en lettres d'or sur le fronton nous semblait amer cette nuit là.
— Te souviens-tu aussi de cette soirée chez M. Germain, le fondateur du Crédit Lyonnais, qui vient de mourir, nous fîmes une séance de prestidigitation : Nous étions alors menuisiers et nous travaillions pour le Crédit Lyonnais.
--- Quelqu'un qui savait notre expérience de prestidigitateurs nous demanda d'aller faire quelques tours chez M. Germain. C'était un beau cachet et nous étions très pauvres. Nous acceptâmes, mais nous avions terriblement peur d'être reconnus. Et M. Germain nous reconnut. « Vous vous appelez Isola, nous dit-il. Il me semble que je vous ai déjà vus quelque part

Le crédit lyonnais en 1900

N'êtes-vous pas parents de mon menuisier ? » « Non, non », répondîmes-nous.
Puis, la soirée finie, nous eûmes un scrupule et nous lui avouâmes notre identité.
Et, ce sont de nouveaux « te rappelles- tu ? » de nouveaux « souviens-toi ».
…Toute une vie de travail et d'énergie se dévoile dans la conversation des deux frères, si tendrement unis et qui ne semblent ressentir de joie qu'à se voir l'un l'autre heureux.
--- Mais la porte s'ouvre encore ; l'actif et dévoué secrétaire de la Gaité, M. Marcel Simond vient rappeler à MM. Isola que leurs travaux directoriaux les réclament et MM. Isola que leur joie ne rend pas ingrats, ont un charmant mouvement de gratitude pour leur si dévoué et si sympathique collaborateur.

Couloirs, coulisses
--- Vous pensez bien qu'à l'Opéra-Comique, comme à la Comédie-Française, ce fut, hier soir, un grand émoi. Nous aurions voulu voir Mme Marguerite Carré. Mais l'illustre artiste triomphait dans Madame Butterfly. Pourtant, nous pouvons dire que sa joie est grande de la distinction dont M. Albert Carré est l'objet. Elle n'a de projets que celui de s'efforcer plus encore pour le service de la musique.
--- Notre indiscrétion continua. Partout, nous n’avons recueilli que les signes de la satisfaction, des regrets, les plus bienveillants, et de la plus sincère espérance.
L’ordre règne dans nos théâtres ;la Joie aussi.

Qui succédera à MM. Isola à la Gaité ?
--- Nous avons déjà dit ici même que M. Charbonnel avait été proposé par les directeurs actuels comme leur successeur. Mais nous croyons savoir qu’une autre candidature : celle de M. Franck, directeur du Gymnase et de l’Apollo aurait été posée. M Franck aurait même écrit au Conseil municipal pour lui faire par de ses intentions
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