--- Vingt personnes
sont là, qui attendent leur tour d'audience : un journaliste
qui veut caser un ballet, un barnum qui vient proposer un phénomène,
un clown qui vient quêter un engagement, une danseuse les ordres
pour la prochaine revue, un décorateur qui
soumet la maquette d'un décor, un afficheur qui a été
convoqué pour barioler les murs avec le nom mille fois répété
d'un artiste sensationnel, un imprimeur qui a apporté l'épreuve
d'une colossale image représentant un exercice périlleux.
Et dans ce tourbillon, dans ce va-et-vient, le chef du protocole, le
Mollard de l'Olympia, est un nègre qui vous introduit chez les
patrons à votre tour; le soir, ce nègre qui, dans sa journée,
a collé des timbres sur les lettres, imprimé des communiqués
à la presse et porté ces notes dans les divers journaux,
cache ses cheveux noirs sous une perruque blanche, exhibe ses mollets,
revêt un costume de laquais très dix-huitième siècle,
et le nègre un peu blanchi par ses bas el ses cheveux apparaît
sur la scène pour changer les numéros qui correspondent
aux diverses attractions du programme de l'Olympia.
--- A tous ces solliciteurs,
à tous ces artistes ou fournisseurs avec lesquels ils sont en
relations, les frères Isola ont la suprême
grâce de savoir dire oui sans jamais
rechigner et non sans amertume;
de sorte que l'on sort du cabinet directorial peut-être mécontent
de n'avoir pas plu et de n'avoir pas traité, mais ravi de l'accueil
qu'on a reçu. L'affabilité,
telle est la règle de la maison. On ignore les éclats
de voix aussi bien à l'Olympia, qu'aux Folies Bergère,
qu'à la Gaité, Les régisseurs viennent
au « rapport », ils reçoivent des ordres, ils rendent
compte de leurs différents services, proposent leurs idées,
reçoivent des solutions aux questions qui les embarrassaient.
Ils vont, viennent, disparaissent.
--- Les seuls nuages qui pourraient s'élever
dans le cabinet de la rue Caumartin viennent du téléphone.
Les Isola, vous vous en doutez, sont gens pressés,
et il leur faut perdre du temps à obtenir une communication.
Je sais que des anges se lasseraient du téléphone. Les
Isola se fâchent à peine, ils persuadent même les
demoiselles du téléphone: et l'on s'étonne que
des gens ayant un pareil caractère puissent réussir! Mais
le contraire serait surprenant… et injuste.
--- D'où viennent les Isola? Où
ont-ils pris cette amabilité qui
conquiert? Ils l'ont rapportée de l'Algérie;
ils sont nés à Blidah. Leur père,
à la fois tailleur et cafetier, leur fit apprendre le métier
de menuisier, c'est dire que tout jeunes ils prirent l'habitude des
planches et que leur destinée était
de finir au théâtre. Et puis
comme menuisiers, ils rabotaient, rabotaient sans cesse ; à
force de raboter les aspérités du bois, ils ont
conservé l’habitude d'aplanir toutes
les aspérités de la vie.
---
La vie ne leur fut guère facile dans les
commencements. Ils vinrent à Paris assez jeunes, non point pour
travailler le bois, mais pour faire de la prestidigitation. Tout enfants,
ils avaient vu dans le café paternel des physiciens qui exécutaient
des tours; ils avaient pris goût à ces exercices ingénieux,
tours de passe-passe, escamotages, ils s'étaient perfectionnés
en demandant à l'un et à l'autre de ces prestidigitateurs
de rencontre leurs secrets; et un beau jour ils avaient quitté
Blidah pour venir à Paris.
--- Voyez-vous ces deux petits «
Arbis » débarquant à Paris pour faire de
la menuiserie ou de la prestidigitation! On ne les attendait pas, ils
étaient des intrus, ils avaient le front de vouloir gagner du
pain dans ce Paris, si dur pour ceux qui ont besoin de lui, si accueillant
quand il vous a accordé droit de cité. Ils ne trouvèrent
pas d'ouvrage; menuisiers, ils ne dressèrent pas de plinthes,
ne tirent pas entendre de plaintes non plus comme prestidigitateurs.
Ils avaient non point confiance dans leur étoile, car alors ils
n'avaient pas d’étoile sinon une seule, la belle étoile
qui leur servait souvent d'hôtel et de lit : ils cherchèrent
coûte que coute un engagement, fût-ce dans un établissement
de dernier ordre. Avoir un tremplin avoir le moyen de se montrer, c'était
là tout leur rêve. Ils furent engagés par un cafetier
qui les rétribuait en leur offrant le vivre elle couvert c'était
déjà un point du problème social résolu
pour eux; ce n’était pas assez.
---
Ils se rappelèrent que leur père avait à
Paris un ami haut placé; celait le sénateur Mauguin.
Prestidigitateurs et homme politique devaient se rencontrer fatalement.
Un parlementaire peut toujours avoir quelque chose à apprendre
d'un faiseur de tours escamoter les votes
de ses concitoyens fasciner l’électeur, n'est-ce point
là aussi de la prestidigitation? Les deux jeunes gens plurent
au sénateur, ils lui plurent par leur ingénuité,
par leur foi dans l’avenir, par leur ignorance des méchancetés
et des embûches. Leurs boniments l'amusaient; mais ce n'étaient
pas les boniments tonitruants des places publiques ; c'était
le boniment à froid, pince sans rire, un boniment d'homme du
monde qui devait plus tard tant quand les Isola s'installèrent.
Ce sénateur était gagné par cette bonne humeur
incessante, par cet optimisme souriant, presque sceptique, des deux
frères Isola. Il leur promit de s'occuper d'eux.
Il leur procura du travail : grâce à lui, ils furent engagés
à prêter leur concours à des représentations
gratuites (gratuites pour eux) au bénéfice de comédiens
malheureux. L'amitié d'un grand homme est un
bienfait des dieux.
Ils
étaient déjà bons pour les autres; et les autres
n'étaient pas tendres pour eux, Ils me racontent qu'un beau soir,
le soir où ils travaillaient ainsi pour procurer du pain à
un camarade, eux qui n'en avaient pas de reste pour eux-mêmes,
ils déchainèrent l'orage dans la salle en arrivant une
heure en retard. Ils n'avaient à cette époque ni voiture,
ni automobile, ils avaient à peine de quoi s'offrir l'omnibus.
Aussi le public, mis en mauvaise humeur par leur apparition tardive,
les attendait-il à leurs exercices. Il ne les attendit pas longtemps,
car troublés, énervés, ils manquèrent quelque
peu leurs tours; leurs doigts émus, comme paralysés, s'étaient
alourdis, et les trucs manquaient leur effet, comme par désenchantement.
--- Rien n'est laid comme un feu d'artifice
mouillé qui ne veut pas partir, rien n'est déconcertant,
surtout en public, comme un tour dont on laisse maladroitement voir
les
« ficelles ». C'était « raté ».
Le public s'égaya, fit même du vacarme: il fallut faire
évacuer la salle. Ce coup d'essai des Isola n'était hélas!
pas un coup de maître; mais quel est le guerrier qui peut se flatter
de remporter la victoire la première fois qu'il va au feu?
--- Autre apparition quelques jours plus
tard dans un autre local. Il s'agissait de reproduire la fameuse scène
de Guillaume Tell tirant sur une pomme posée sur la tête
de son fils. Bien entendu la pomme était remplacée au
bon moment par une pomme piquée d'une flèche et la flèche
véritable s'en allait dans une autre direction à l'aide
d'un fil habilement machiné.
--- Or la flèche part, mais par
une fatalité vraiment déconcertante pour les jeunes débutants,
elle se promène majestueusement dans l'air. Cette scène
de Guillaume Tell ne fut pas accompagnée par la musique de Rossini
mais par un unisson de sifflets qui n'avait rien de mélodieux.
Il est, bon d'ajouter que ces accidents qui eussent fait rentrer dans
la coulisse d'autres prestidigitateurs ou illusionnistes ne démontaient
pas du tout les Isola.. Ils y voyaient simplement une manifestation
de mécontentement du public. C'est ce principe qui les a guidés
depuis ce moment dans toute leur carrière théâtrale
ou « music-hallienne ».
---
Ne pouvant pas prendre conseil de la presse puisque dans nos
mœurs modernes le music-hall et le théâtre non subventionné
sont soumis dans les grands quotidiens à des contributions mensuelles
qui se transforment en éloges pompeux, en épithètes
désespérément flatteuses, sans que jamais une critique
ou une opinion différente vienne se faire jour là-dedans;
ils ont pris l'habitude de s'informer auprès de chacun, de plébisciter
pour ainsi dire les plus grands comme les plus humbles sur leurs spectacles.
Une ouvreuse entend-elle, quand le spectateur quitte une loge ou un
fauteuil, une réflexion aimable ou désagréable
sur tel ou tel numéro, sur tel ou tel défaut d'organisation,
elle est invitée à la faire savoir à ses directeurs.
--- MM. Isola seraient enchantés
si les spectateurs eux-mêmes formulaient leurs observations, tant
ils ont pris souci de contenter ceux qui paient et qui ont un peu le
droit «d'en avoir pour leur argent ». C'est là une
théorie tout à fait opposée à celle de Mazarin
qui disait : « Qu'importent qu'ils crient puisqu'ils paient. »
---
Mais nous voici loin des Isola et de leurs débuts.. cahotés!
C'est que cette parenthèse que nous avons ouverte sur leur malchance
initiale marque la fin de leurs contacts peu heureux avec le succès.
A force de patience, à force aussi de confiance dans la puissance
du travail à quelque branche de notre activité qu'il s'applique,
ils finirent par avoir raison du sort qui les poursuivait. Londres fut
leur première étape glorieuse. Engagés pour huit
jours, ils virent leur traité prolongé pour six mois dans
le music-hall qui les accueillit. Le public anglais, habitué
à des prestidigitateurs qui l'étourdissaient par leur
volubilité, fut séduit par le flegme, par la bonhomie
gouailleuse des Isola, par la variété de leurs expériences.
On pense bien, en effet, qu'ils avaient plus d'un tour dans leur sac;
la réussite leur donnait de l'assurance et de l'autorité;
et ils furent tout surpris de voir applaudir à Londres les mêmes
numéros que Paris avait sifflés : il est bon d'ajouter
que ces numéros avaient laissé sur le continent les accidents
et les ratages dont nous avons fait mention plus haut.
---
Avec le petit pécule amassé à Londres, les
Isola reviennent à Paris et louent la minuscule salle des Capucines,
qui servait alors à des conférences. Henri de Lapommeraye,
Sarcey même, et d'autres moins illustres s'y étaient succédé
pour y parler de littérature à des gens du monde. Certains
soirs, le contrôleur était désolé, car il
ne voyait pas réapparaître au contrôle même
les billets de faveur accordés pendant la journée. On
conférenciait dans le Sahara; et l'oasis, le boulevard, était
là à deux pas qui regorgeait de passants. Pourquoi tant
de monde là? Pourquoi si peu là-dedans?
Ce n'était guère encourageant de louer cette succursale
du désert. Et pourtant les Isola s'y décidèrent.
Aidés d'un de nos excellents confrères. M. Bannel, qui
par ses sympathies personnelles réussit à amener quelques
confrères aux séances de prestidigitation et à
les décider à quelques comptes rendus et à l'insertion
du nouveau spectacle dans les échos de théâtres,
la petite salle des Capucines vit peu à peu le public venir.
Les Isola eurent un succès comme prestidigitateurs, un triomphe
comme liseurs de pensées; il vous devinaient le numéro
d'ordre de votre montre, le chiffre du billet de banque que vous aviez
dans votre portefeuille, les initiales de votre chapeau, le millésime
du louis qui se trouvait dans votre poche. Ils distribuaient des cadeaux
aux enfants, des bouquets aux dames. On les fit venir dans quelques
soirées mondaines où ils plurent.
---
Ils étaient lancés; en 1897, ils avaient prouvé
par leur réussite aux Capucines qu'il n'y avait pas de mauvaises
salles de spectacle; ils firent la même expérience pour
Parisiana, minotaure qui avait
déjà englouti deux ou trois directeurs. En 1898 c'était
l'Olympia dont ils devenaient acquéreurs. En 1900, ils
achetaient les Folies-Bergère, et cette année
1903 les a vus devenir directeurs du théâtre de la Gaîté
qui agonisait sous le poids d'opérettes fâlottes, de flonflons
funèbres et de plaisanteries dont avaient ri les générations
antérieures. Ils bannirent l'opérette, firent faire peau
neuve à cette maison abandonnée, en tirent un théâtre
coquet, pimpant et y installèrent un théâtre lyrique.
---
Comment de prestidigitateur peut-on devenir directeur d'une scène
musicale? Les Isola eux-mêmes vous le disent quand on va les interviewer
:
----« Nous ne sommes pas des musiciens;
nous sommes de simples commerçants. En appliquant à un
théâtre de musique les qualités qui nous ont fait
réussir dans la gestion des music-halls, nous pensons faire prospérer
un théâtre de musique. »
---Modestes, sachant bien ce que peuvent
porter leurs épaules, comme le sage Horace le disait naguère,
ils confient la partie technique de leurs différents services
à des gens de métier, à des spécialistes;
quant à eux ils se contentent d'administrer.
---- Administrer c'est concilier, c'est
commander avec courtoisie, c'est tenir
compte des courants de la mode et des goûts du public, c'est se
montrer affables envers tous. Tout le secret
des Isola est là.
--- Tandis que tremblote la sonnerie incessante
du téléphone, tandis que vont et viennent, dans ce bureau
de la rue Caumartin, régisseurs, acteurs, journalistes, fournisseurs,
ils conservent leur calme, ils dirigent
avec tranquillité. On s'agite autour d'eux et ils mènent
ceux qui s'agitent.
--- Une heure d'attente avant de pénétrer
dans leur bureau à l'Olympia n'est pas chose banale
: on voit défiler un ténor, un montreur de crocodiles,
un looping perfectionné.
Il s'agit de ne pas engager le ténor à l'Olympia
et de ne pas faire débuter les crocodiles au milieu d'une phrase
de Massenet à la Gaité. Tout
se passe en ordre. Les Isola ont prouvé jusqu'ici
que non seulement ils lisaient la pensée des autres, ils savent
aussi imperturbablement lire la leur, et ces deux pensées ne
font qu'une. Ils sont les frères siamois du succès.
Louis SCHNEIDER.