Source Gallica de la Bnf : Revue illustrée de décembre 1903
--- Il y eut jadis trois pouvoirs : la noblesse, le clergé et le tiers état. Le XIXième siècle a vu naître un quatrième pouvoir, la presse. Il en existe un cinquième à Paris du moins: c'est le théâtre.
--- Tout comme en Amérique il y a des rois de l'acier, des rois du pétrole, des rois du charbon, à Paris, les frères Isola sont les rois du théâtre. Ils mènent de front l'Olympia, les Folies-Bergère et le théâtre de la Gaité; ils sont ainsi à cheval sur trois directions et ne sont désarçonnés par aucune. Pour qui sait les difficultés que certains directeurs éprouvent à se maintenir sur une seule, il paraîtra prodigieux de réussir à en garder trois dans sa main.
--- Ce qu'il y a de plus curieux dans le cas dont nous nous occupons ici, c'est que des deux frères l'un pourrait s'adonner à un théâtre, tandis que l'autre se vouerait Ú un autre théâtre; non, les frères Isola sont quelque chose comme Radica et Doodica. Oh! n'allez pas croire que je vous présente là des phénomènes. Leur « radicisme » et leur « doodicisme » n'est pas constitué par un lien physique qui les rive l'un à l'autre. Leur union est toute morale, tout intellectuelle. Ils dirigent tous deux, en même temps et à la fois, leurs trois théâtres; ils sont l'exemple vivant et le plus pur de l'amour fraternel, de deux volontés étroitement unies pour le même but. Mais comme ils sont deux, il est à présumer qu'ils ont deux fois plus de volonté qu'un seul.
--- Tout Paris connaît leur physionomie, tout Paris leur est sympathique, car Paris aime ceux qui réussissent chez lui; Paris est comme une grande famille qui est fière de voir prospérer ses enfants.

--- Or ces deux directeurs jumeaux, qui ne sont pas du tout jumeaux, n'ont jamais voulu me dire lequel d'entre eux était l'aîné. L'un s'appelle Vincent, l'autre s'appelle Émile; est-ce Vincent qui devança son frère, est-ce Émile qui vint au monde quelques ans avant Vincent, je ne saurais le dire. Vincent, svelte, élancé, la moustache fièrement relevée, semblerait cependant l' ainé, mais je
 
ne m'étonnerais pas non plus qu'il fût le cadet. Emile, myope, mais un de ces myopes perspicaces, a le teint olivâtre, une barbiche à l'impériale. Quand on cause avec lui, il parait moins primesautier que son frère. Serait-ce lui qui serait l'aîné? Pourquoi pas? Mais alors comment se fait-il qu'il ne prenne jamais une décision sans consulter son frère? Il serait donc le cadet? Voilà une des plus cruelles énigmes que j'aie jamais eu à me poser. Aussi bien, pour ne pas avoir à la résoudre, car poser une énigme n'est pas du tout la résoudre, passerons nous outre, et présenterons-nous simultanément les deux rois du jour.
 
---- Pascal avait dit que la Divinité était un cercle dont le siège était partout et la circonférence nulle part. Le siège des Isola est en somme à l'Olympia ; c'est là que sont centralisés tous les résultats administratifs de leur triple gestion théâtrale. Mais s'ils siègent à l'Olympia. Ils n'en sont pas moins visibles à la Gaité quand leurs occupations les y appellent, ou aux Folies-Bergère quand les nécessités du service l'exigent. Et le soir il arrive parfaitement qu'on a pu les voir installés tous deux dans l’avant scène de chacun de leurs théâtres, quelquefois même dans une quatrième avant-scène d'un théâtre où ils ont été invités. Ces deux directeurs ont le don de l'ubiquité. Ils sont partout à la fois; ils ont une activité prestigieuse; ils ont le sourire aux lèvres comme s'ils exécutaient encore de ces tours qui émerveillèrent les grands et firent la joie des petits.
--- Mais allons les trouver dans leur empire, à l'Olympia. Il serait injuste de dire qu'ils y trônent. Ils y reçoivent avec affabilité quiconque a besoin de les voir. Dès deux heures de l'après-midi ils sont là, dans une salle très vaste, l'un en face de l'autre. Un téléphone est tout près, et c'est par lui qu'ils dirigent à la fois leurs trois entreprises.
 

--- Vingt personnes sont là, qui attendent leur tour d'audience : un journaliste qui veut caser un ballet, un barnum qui vient proposer un phénomène, un clown qui vient quêter un engagement, une danseuse les ordres pour la prochaine revue, un décorateur qui soumet la maquette d'un décor, un afficheur qui a été convoqué pour barioler les murs avec le nom mille fois répété d'un artiste sensationnel, un imprimeur qui a apporté l'épreuve d'une colossale image représentant un exercice périlleux. Et dans ce tourbillon, dans ce va-et-vient, le chef du protocole, le Mollard de l'Olympia, est un nègre qui vous introduit chez les patrons à votre tour; le soir, ce nègre qui, dans sa journée, a collé des timbres sur les lettres, imprimé des communiqués à la presse et porté ces notes dans les divers journaux, cache ses cheveux noirs sous une perruque blanche, exhibe ses mollets, revêt un costume de laquais très dix-huitième siècle, et le nègre un peu blanchi par ses bas el ses cheveux apparaît sur la scène pour changer les numéros qui correspondent aux diverses attractions du programme de l'Olympia.
--- A tous ces solliciteurs, à tous ces artistes ou fournisseurs avec lesquels ils sont en relations, les frères Isola ont la suprême grâce de savoir dire oui sans jamais rechigner et non sans amertume; de sorte que l'on sort du cabinet directorial peut-être mécontent de n'avoir pas plu et de n'avoir pas traité, mais ravi de l'accueil qu'on a reçu. L'affabilité, telle est la règle de la maison. On ignore les éclats de voix aussi bien à l'Olympia, qu'aux Folies Bergère, qu'à la Gaité, Les régisseurs viennent au « rapport », ils reçoivent des ordres, ils rendent compte de leurs différents services, proposent leurs idées, reçoivent des solutions aux questions qui les embarrassaient. Ils vont, viennent, disparaissent.
--- Les seuls nuages qui pourraient s'élever dans le cabinet de la rue Caumartin viennent du téléphone. Les Isola, vous vous en doutez, sont gens pressés, et il leur faut perdre du temps à obtenir une communication. Je sais que des anges se lasseraient du téléphone. Les Isola se fâchent à peine, ils persuadent même les demoiselles du téléphone: et l'on s'étonne que des gens ayant un pareil caractère puissent réussir! Mais le contraire serait surprenant… et injuste.
--- D'où viennent les Isola? Où ont-ils pris cette amabilité qui conquiert? Ils l'ont rapportée de l'Algérie; ils sont nés à Blidah. Leur père, à la fois tailleur et cafetier, leur fit apprendre le métier de menuisier, c'est dire que tout jeunes ils prirent l'habitude des planches et que leur destinée était de finir au théâtre. Et puis comme menuisiers, ils rabotaient, rabotaient sans cesse ; à force de raboter les aspérités du bois, ils ont conservé l’habitude d'aplanir toutes les aspérités de la vie.
--- La vie ne leur fut guère facile dans les commencements. Ils vinrent à Paris assez jeunes, non point pour travailler le bois, mais pour faire de la prestidigitation. Tout enfants, ils avaient vu dans le café paternel des physiciens qui exécutaient des tours; ils avaient pris goût à ces exercices ingénieux, tours de passe-passe, escamotages, ils s'étaient perfectionnés en demandant à l'un et à l'autre de ces prestidigitateurs de rencontre leurs secrets; et un beau jour ils avaient quitté Blidah pour venir à Paris.
--- Voyez-vous ces deux petits « Arbis » débarquant à Paris pour faire de la menuiserie ou de la prestidigitation! On ne les attendait pas, ils étaient des intrus, ils avaient le front de vouloir gagner du pain dans ce Paris, si dur pour ceux qui ont besoin de lui, si accueillant quand il vous a accordé droit de cité. Ils ne trouvèrent pas d'ouvrage; menuisiers, ils ne dressèrent pas de plinthes, ne tirent pas entendre de plaintes non plus comme prestidigitateurs. Ils avaient non point confiance dans leur étoile, car alors ils n'avaient pas d’étoile sinon une seule, la belle étoile qui leur servait souvent d'hôtel et de lit : ils cherchèrent coûte que coute un engagement, fût-ce dans un établissement de dernier ordre. Avoir un tremplin avoir le moyen de se montrer, c'était là tout leur rêve. Ils furent engagés par un cafetier qui les rétribuait en leur offrant le vivre elle couvert c'était déjà un point du problème social résolu pour eux; ce n’était pas assez.
--- Ils se rappelèrent que leur père avait à Paris un ami haut placé; celait le sénateur Mauguin. Prestidigitateurs et homme politique devaient se rencontrer fatalement. Un parlementaire peut toujours avoir quelque chose à apprendre d'un faiseur de tours escamoter les votes de ses concitoyens fasciner l’électeur, n'est-ce point là aussi de la prestidigitation? Les deux jeunes gens plurent au sénateur, ils lui plurent par leur ingénuité, par leur foi dans l’avenir, par leur ignorance des méchancetés et des embûches. Leurs boniments l'amusaient; mais ce n'étaient pas les boniments tonitruants des places publiques ; c'était le boniment à froid, pince sans rire, un boniment d'homme du monde qui devait plus tard tant quand les Isola s'installèrent. Ce sénateur était gagné par cette bonne humeur incessante, par cet optimisme souriant, presque sceptique, des deux frères Isola. Il leur promit de s'occuper d'eux. Il leur procura du travail : grâce à lui, ils furent engagés à prêter leur concours à des représentations gratuites (gratuites pour eux) au bénéfice de comédiens malheureux. L'amitié d'un grand homme est un
bienfait des dieux.
Ils étaient déjà bons pour les autres; et les autres n'étaient pas tendres pour eux, Ils me racontent qu'un beau soir, le soir où ils travaillaient ainsi pour procurer du pain à un camarade, eux qui n'en avaient pas de reste pour eux-mêmes, ils déchainèrent l'orage dans la salle en arrivant une heure en retard. Ils n'avaient à cette époque ni voiture, ni automobile, ils avaient à peine de quoi s'offrir l'omnibus. Aussi le public, mis en mauvaise humeur par leur apparition tardive, les attendait-il à leurs exercices. Il ne les attendit pas longtemps, car troublés, énervés, ils manquèrent quelque peu leurs tours; leurs doigts émus, comme paralysés, s'étaient alourdis, et les trucs manquaient leur effet, comme par désenchantement.
--- Rien n'est laid comme un feu d'artifice mouillé qui ne veut pas partir, rien n'est déconcertant, surtout en public, comme un tour dont on laisse maladroitement voir les
« ficelles ». C'était « raté ». Le public s'égaya, fit même du vacarme: il fallut faire évacuer la salle. Ce coup d'essai des Isola n'était hélas! pas un coup de maître; mais quel est le guerrier qui peut se flatter de remporter la victoire la première fois qu'il va au feu?
--- Autre apparition quelques jours plus tard dans un autre local. Il s'agissait de reproduire la fameuse scène de Guillaume Tell tirant sur une pomme posée sur la tête de son fils. Bien entendu la pomme était remplacée au bon moment par une pomme piquée d'une flèche et la flèche véritable s'en allait dans une autre direction à l'aide d'un fil habilement machiné.
--- Or la flèche part, mais par une fatalité vraiment déconcertante pour les jeunes débutants, elle se promène majestueusement dans l'air. Cette scène de Guillaume Tell ne fut pas accompagnée par la musique de Rossini mais par un unisson de sifflets qui n'avait rien de mélodieux. Il est, bon d'ajouter que ces accidents qui eussent fait rentrer dans la coulisse d'autres prestidigitateurs ou illusionnistes ne démontaient pas du tout les Isola.. Ils y voyaient simplement une manifestation de mécontentement du public. C'est ce principe qui les a guidés depuis ce moment dans toute leur carrière théâtrale ou « music-hallienne ».
--- Ne pouvant pas prendre conseil de la presse puisque dans nos mœurs modernes le music-hall et le théâtre non subventionné sont soumis dans les grands quotidiens à des contributions mensuelles qui se transforment en éloges pompeux, en épithètes désespérément flatteuses, sans que jamais une critique ou une opinion différente vienne se faire jour là-dedans; ils ont pris l'habitude de s'informer auprès de chacun, de plébisciter pour ainsi dire les plus grands comme les plus humbles sur leurs spectacles. Une ouvreuse entend-elle, quand le spectateur quitte une loge ou un fauteuil, une réflexion aimable ou désagréable sur tel ou tel numéro, sur tel ou tel défaut d'organisation, elle est invitée à la faire savoir à ses directeurs.
--- MM. Isola seraient enchantés si les spectateurs eux-mêmes formulaient leurs observations, tant ils ont pris souci de contenter ceux qui paient et qui ont un peu le droit «d'en avoir pour leur argent ». C'est là une théorie tout à fait opposée à celle de Mazarin qui disait : « Qu'importent qu'ils crient puisqu'ils paient. »
--- Mais nous voici loin des Isola et de leurs débuts.. cahotés! C'est que cette parenthèse que nous avons ouverte sur leur malchance initiale marque la fin de leurs contacts peu heureux avec le succès. A force de patience, à force aussi de confiance dans la puissance du travail à quelque branche de notre activité qu'il s'applique, ils finirent par avoir raison du sort qui les poursuivait. Londres fut leur première étape glorieuse. Engagés pour huit jours, ils virent leur traité prolongé pour six mois dans le music-hall qui les accueillit. Le public anglais, habitué à des prestidigitateurs qui l'étourdissaient par leur volubilité, fut séduit par le flegme, par la bonhomie gouailleuse des Isola, par la variété de leurs expériences. On pense bien, en effet, qu'ils avaient plus d'un tour dans leur sac; la réussite leur donnait de l'assurance et de l'autorité; et ils furent tout surpris de voir applaudir à Londres les mêmes numéros que Paris avait sifflés : il est bon d'ajouter que ces numéros avaient laissé sur le continent les accidents et les ratages dont nous avons fait mention plus haut.
--- Avec le petit pécule amassé à Londres, les Isola reviennent à Paris et louent la minuscule salle des Capucines, qui servait alors à des conférences. Henri de Lapommeraye, Sarcey même, et d'autres moins illustres s'y étaient succédé pour y parler de littérature à des gens du monde. Certains soirs, le contrôleur était désolé, car il ne voyait pas réapparaître au contrôle même les billets de faveur accordés pendant la journée. On conférenciait dans le Sahara; et l'oasis, le boulevard, était là à deux pas qui regorgeait de passants. Pourquoi tant de monde là? Pourquoi si peu là-dedans?
Ce n'était guère encourageant de louer cette succursale du désert. Et pourtant les Isola s'y décidèrent. Aidés d'un de nos excellents confrères. M. Bannel, qui par ses sympathies personnelles réussit à amener quelques confrères aux séances de prestidigitation et à les décider à quelques comptes rendus et à l'insertion du nouveau spectacle dans les échos de théâtres, la petite salle des Capucines vit peu à peu le public venir. Les Isola eurent un succès comme prestidigitateurs, un triomphe comme liseurs de pensées; il vous devinaient le numéro d'ordre de votre montre, le chiffre du billet de banque que vous aviez dans votre portefeuille, les initiales de votre chapeau, le millésime du louis qui se trouvait dans votre poche. Ils distribuaient des cadeaux aux enfants, des bouquets aux dames. On les fit venir dans quelques soirées mondaines où ils plurent.
--- Ils étaient lancés; en 1897, ils avaient prouvé par leur réussite aux Capucines qu'il n'y avait pas de mauvaises salles de spectacle; ils firent la même expérience pour Parisiana, minotaure qui avait déjà englouti deux ou trois directeurs. En 1898 c'était l'Olympia dont ils devenaient acquéreurs. En 1900, ils achetaient les Folies-Bergère, et cette année 1903 les a vus devenir directeurs du théâtre de la Gaîté qui agonisait sous le poids d'opérettes fâlottes, de flonflons funèbres et de plaisanteries dont avaient ri les générations antérieures. Ils bannirent l'opérette, firent faire peau neuve à cette maison abandonnée, en tirent un théâtre coquet, pimpant et y installèrent un théâtre lyrique.
--- Comment de prestidigitateur peut-on devenir directeur d'une scène musicale? Les Isola eux-mêmes vous le disent quand on va les interviewer :
----« Nous ne sommes pas des musiciens; nous sommes de simples commerçants. En appliquant à un théâtre de musique les qualités qui nous ont fait réussir dans la gestion des music-halls, nous pensons faire prospérer un théâtre de musique. »
---Modestes, sachant bien ce que peuvent porter leurs épaules, comme le sage Horace le disait naguère, ils confient la partie technique de leurs différents services à des gens de métier, à des spécialistes; quant à eux ils se contentent d'administrer.
---- Administrer c'est concilier, c'est commander avec courtoisie, c'est tenir compte des courants de la mode et des goûts du public, c'est se montrer affables envers tous. Tout le secret des Isola est là.
--- Tandis que tremblote la sonnerie incessante du téléphone, tandis que vont et viennent, dans ce bureau de la rue Caumartin, régisseurs, acteurs, journalistes, fournisseurs, ils conservent leur calme, ils dirigent avec tranquillité. On s'agite autour d'eux et ils mènent ceux qui s'agitent.
--- Une heure d'attente avant de pénétrer dans leur bureau à l'Olympia n'est pas chose banale : on voit défiler un ténor, un montreur de crocodiles, un looping perfectionné.
Il s'agit de ne pas engager le ténor à l'Olympia et de ne pas faire débuter les crocodiles au milieu d'une phrase de Massenet à la Gaité. Tout se passe en ordre. Les Isola ont prouvé jusqu'ici que non seulement ils lisaient la pensée des autres, ils savent aussi imperturbablement lire la leur, et ces deux pensées ne font qu'une. Ils sont les frères siamois du succès.

Louis SCHNEIDER.